La Francophonie, un atout stratégique dans la diplomatie de défense de l’Arménie

Géopolitique de la francophonie
25.03.2019

Le titre a de quoi surprendre tant la Francophonie vise avant tout la promotion de la langue française et des valeurs humanistes universelles, et a longtemps privilégié les canaux traditionnels de l’éducation et de la culture. Pourtant, ces dernières années, l’Organisation internationale de la Francophonie a ajouté la sécurité à ses autres domaines d’action, mettant l’accent sur son rôle dans la prévention des conflits, la consolidation de la paix et de la sécurité régionale, et l’intervention en cas de crise ou de conflit dans un de ses Etats membres.

Par Taline Papazian, chargée de Développement stratégique et politique, Ministère de la Défense de la RA

Si l’OIF met en avant sa responsabilité morale pour justifier de ce nouvel engagement, il n’est pas moins vrai que sur un plan stratégique, la sécurité, avec son large éventail de déclinaisons et de lieux d’opérations, s’avère être un vecteur non négligeable du rayonnement de la langue française. Parmi les propositions de l’APF dans son cadre stratégique jusqu’en 2020, on trouve celle d’être plus active dans les situations de crise ou de transition, en développant des missions de bons offices et l’échange d’expertises civiles  (http://apf.francophonie.org/IMG/pdf/2019_02_04_pdf_de_presentation-cadre_strategique_2019-2022.pdf ). Relativement nouvelles –une dizaine d’années- les actions dans ce domaine se sont pour le moment situées sur le continent africain ou dans les anciennes colonies avec lesquelles la France a historiquement un lien privilégié. Ce qui ne signifie ni que l’Arménie ne doit pas en faire partie, ni que d’autres aires géographiques concernant plus prioritairement l’Arménie soient exclues.

Une diplomatie de la défense arménienne qui résonne avec la Francophonie et les engagements de l’OIF

Devenue membre de plein droit au sommet de Kinchasa en 2012, l’Arménie a accueilli les 84 membres de la Francophonie lors de son dernier Sommet à Erevan, au mois d’octobre 2018. Pour aller au-delà du succès protocolaire ou de la relation bilatérale franco-arménienne, qui préexiste largement à l’intégration de l’Arménie au sein de la Francophonie, le gouvernement arménien dispose de trois années pour mettre à profit les principaux engagements pris lors de ce Sommet, à l’appui du cadre stratégique 2015-2022 (https://www.francophonie.org/IMG/pdf/sommet_xv_csf_2015_2022.pdf). En particulier, son intégration a beaucoup à gagner dans ce nouveau domaine stratégique pour la Francophonie qu’est la sécurité, sur les plans militaire, policier et/ou de sécurité civile (pompiers, équipes d’interventions post-séismes, démineurs).

Dans la lignée de cet engagement accru sur le plan de la sécurité, l’Assemblée Parlementaire de la Francophonie annonçait en février 2019 que le soutien à la démocratie, à la paix et aux droits humains faisait partie de ses priorités. Pour y répondre, l’APF va par exemple développer des missions de bons offices afin d’être active dans les situations de crise violente ou de transition.

Rappelons que le cadre politique de l’OIF se structure historiquement autour de deux grandes idées :  la langue française et ses valeurs universelles ; et la politique multilatérale. Le principe même de cette organisation repose sur les liens et les partenariats entre les Etats membres. Avec nombre de ceux-ci, particulièrement en Afrique, l’Arménie n’a pas, ou peu, d’histoire diplomatique. En revanche, les « composants immatériels » (Bagayoko et Ramel, Francophonie et profondeur stratégique, Etude de l’IRSEM, 2013) de rapprochement sont assez nombreux qui peuvent faciliter la compréhension mutuelle.

Ainsi des trajectoires de décolonisation et de construction des Etats postcoloniaux : les Etats africains issus de la décolonisation, en particulier française, ont souvent eu à traverser, ou traversent encore, des trajectoires tourmentées que les guerres civiles à répétition n’ont pas épargnées. L’histoire de la construction de l’Arménie post-soviétique, épargnée par la guerre civile mais pas par la guerre extérieure, a certes des problématiques différentes - l’URSS offrant un cas singulier de colonialisme - mais en tout état de cause, la question de contrôle des groupes armés par un Etat nouveau s’y est posée aussi. Autre porte de compréhension mutuelle : l’expérience génocidaire. Pierre angulaire de l’histoire et de la mémoire arméniennes, cette expérience a également été vécue par les Tutsis au Rwanda lors de la guerre civile de 1994. La diplomatie arménienne peut en ce domaine compter également sur une para-diplomatie active. Témoin, la création du prix Aurora en 2016, en mémoire des victimes du génocide arménien, qui récompense tous les ans une personnalité pour son engagement exceptionnel au service de la préservation de la vie. Est-ce un hasard si les lauréats 2016 et 2017 ont été récompensés l’une pour son action au Rwanda et l’autre au Soudan, déchiré lui aussi par la guerre civile de 2003 à 2007 et par des massacres de grande ampleur contre la population darfourie? Avec la création de ce prix, l’Arménie est devenue partie prenante de la para-diplomatie internationale en faveur de la paix, un souci qui ne peut que s’accorder avec les préoccupations de l’OIF. 

Parmi les anciens pays soviétiques ayant adhéré à l’OIF (les Etats baltes, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, cette dernière ayant encore un statut d’observateur), la présence de l’Arménie au sein du sous-groupe régional « Europe de l’Est » se différencie. Alors que pour ces pays adhérer à l’OIF était avant tout un moyen de tourner le dos à la domination russe – souvent sur fond de mauvaises relations avec l’ancienne « métropole » - et d’affirmer ou de renforcer une diplomatie nettement pro-européenne et atlantiste, ce n’est pas le cas de l’Arménie. Son adhésion à l’OIF et les partenariats qu’elle peut y nouer ne se comprennent pas en opposition avec la Russie –avec qui les relations se situent à un niveau stratégique non-questionnable et constant- mais bien en complémentarité. Certains pays de ce sous-groupe ont su utiliser l’OIF comme arène diplomatique où faire avancer leurs points de vue, notamment en contexte de conflit armé. Ainsi de la Moldavie en 2007, qui a obtenu de l’OIF la constitution d’un comité consultatif ad hoc pour donner son avis dans le conflit de la Transnistrie. Ce comité a déclaré son soutien total au rétablissement de l’intégrité territoriale de la Moldavie, signant un succès diplomatique pour la Moldavie sans cependant contribuer à régler le conflit ni à rendre harmonieuses les relations avec la Russie, cette dernière soutenant la sécession de la Transnistrie. L’Arménie pour sa part s’en tient à une diplomatie parfaitement scrupuleuse du cadre de négociations internationales décidé sur le conflit du Haut-Karabakh par le groupe de Minsk de l’OSCE, position qui ne peut que s’harmoniser avec celle de l’OIF. Lors du Sommet à Erevan en 2018, les Etats membres ont adopté une "Résolution sur les situations de crise, de sortie de crise et de consolidation de la paix" dans laquelle ils réaffirment leur "plein soutien aux efforts des co-présidents du Groupe de Minsk de l’OSCE en vue du règlement exclusivement pacifique du conflit du Haut-Karabagh", formulation certes diplomatiquement neutre mais qui s’accorde parfaitement avec la diplomatie arménienne (https://www.francophonie.org/IMG/pdf/som_xvii_resol_crises_2018.pdf ).

Autre possibilité stratégique pour la diplomatie francophone de l’Arménie : s’engager avec l’OIF dans les pays du Moyen-Orient où les Arméniens sont implantés historiquement. Nation diasporique classique, les Arméniens et l’Arménie peuvent se révéler des passerelles précieuses à l’OIF pour ces actions dans les pays francophones du Moyen-Orient comme le Liban ou la Syrie. Cette zone géographique est naturellement intéressante pour l’Arménie comme en témoigne une diplomatie de défense active au Moyen-Orient. En novembre 2018, quelques semaines après le Sommet à Erevan, un nouvel accord de coopération militaire a été signé avec le Liban. L’Arménie participe par ailleurs depuis 2014 à la FINUL (Force Intérimaire des Nations Unies au Liban) avec un contingent modeste de trente-trois militaires sous commandement italien. Rappelons que la France est le contributeur majeur de l’opération depuis plusieurs décennies. Le 9 février 2019, l’Arménie a franchi un cap dans sa diplomatie régionale en décidant le déploiement d’une mission humanitaire composée de personnel non-combattant en Syrie, à Alep et les environs. Du nom de « Near East Relief Back », son objectif est de soutenir la communauté arménienne d’Alep. Enfin, des discussions sont en cours avec les Emirats Arabes Unis et Dubaï pour instaurer une coopération militaire. L’Arménie était d’ailleurs représentée en février à l’IDEX à Abu-Dhabi, foire internationale des industries de la défense. 

Gagner en profondeur stratégique pour désenclaver la sécurité nationale

L’espace de l’OIF peut permettre de tisser des relations et des partenariats à l’étranger, atouts précieux pour la diplomatie de la guerre comme de la paix. N. Bagayoko et F. Ramel mettent en avant à juste titre que la Francophonie permet d’accéder à une profondeur stratégique, élément essentiel de la constitution d’un espace de défense et de sécurité au-delà des frontières physiques d’un Etat (ibid.). Pour un pays en guerre et aussi modeste que l’Arménie, c’est une belle ouverture que de pouvoir bénéficier des ressources territoriales, humaines et matérielles offertes par cette organisation, à condition de s’y investir et de l’exploiter judicieusement. Dans sa dimension militaire la profondeur stratégique intègre « l’ensemble des modalités d’action sur la volonté de l’Autre” - autrement dit, elle désigne la diplomatie de la défense dans ses aspects les plus éloignés du théâtre physique de la guerre. Pour l’Arménie qui s’est organiquement construite autour de la défense et qui est encore en situation de guerre, c’est un véritable challenge mais aussi une occasion de gagner en proactivité dans sa diplomatie défensive. La Francophonie offre des réseaux, y compris militaires, qui peuvent contribuer à désenclaver les Etats participants et à les aider à réaliser certaines réformes fondamentales de leurs armées, y compris sur le plan des valeurs démocratiques, par la « connivence vertueuse » (ibid.) des actions collectives et de l’intégration.

Cela suppose, sur un plan pratique, un petit effort de l’Arménie pour promouvoir la formation d’officiers francophones ou plus simplement, dans un premier temps, pour identifier les francophones dès le service militaire puis au niveau des officiers de carrière, afin de faire bénéficier à son personnel des opportunités de l’OIF. La formation est un domaine qui offre des possibilités à un coût faible. Exemple : tous les ans, l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire) accueille un stage de formation d’officiers francophones pendant quelques jours à Paris. Ou encore, l’Ecole de guerre à Paris offre tous les ans à une petite centaine de stagiaires étrangers la possibilité de suivre le même cursus que les élèves des voies classiques. L’OIF est elle-même dans une phase de réforme du Français Langue Militaire (FLMi) qui vise à une plus grande efficacité de l’instruction en français des personnels coopérants et soutient les initiatives qui peuvent favoriser le travail en réseau des centres de formation francophone et des interactions avec les programmes des Nations Unies. 

Jusqu’à présent l’Arménie ne profite pas de ces possibilités. Pourtant, outre l’OIF, un accord de coopération dans le domaine de la défense a été signé entre la France et l’Arménie en mars 2018, qui pourrait fournir un cadre juridique concret à l’approfondissement de ces relations, notamment dans les domaines de l’éducation militaire, de la formation au français, ainsi qu’en médecine militaire, en cyber-sécurité, ou encore en ingénierie. Preuve que c’est possible : Ruben Khachatryan a été le premier élève de l’académie militaire Vazgen Sargsyan à réussir le prestigieux concours de Saint-Cyr en 2017, où il a suivi une formation de trois ans, notamment grâce aux efforts fournis pour apprendre le français. Cette réussite individuelle pourrait à peu de frais devenir une voie officielle de préparation au concours de Saint Cyr. Cela permettrait à des militaires francophones de créer des réseaux et de participer activement aux échanges de pratiques et d’expertises, une facette concrète de la profondeur stratégique offerte par la Francophonie.