Parmi les pays historiques de la famille francophone, la Suisse occupe une place à part : son plurilinguisme, sa singularité sa trajectoire historique, l’originalité de son modèle politique et de sa conception de la neutralité nous le rappellent. Chocolats, montres, industrie pharmaceutique, high-tech… par son savoir-faire et la qualité de ses produits qu’elle exporte, la Suisse elle-même est devenue une marque. Ce pays à la superficie modeste, niché au cœur de l’Europe a prospéré tout en se maintenant à l’écart de l’Union européenne.
Directeur de l’information à TV5 MONDE, André Crettenand est l’auteur d’un petit « décodeur » de la Suisse*. Pour en parler, il a accepté de recevoir le Courrier d’Erevan.
Par Tigrane Yegavian
« L’invention d’une nation » : voici un titre un brin provocateur qui n’a pourtant ému les foules, tant il semble être en phase avec une certaine réalité helvétique. La Suisse serait-t-elle une nation répondant aux critères français ? Pour répondre à cette interrogation, André Crettenand a sondé les multiples facettes d’une identité plurielle, fondement de cette confédération de nations unies par un socle de valeurs communes. Un pays où il fait bon vivre, souvent cité en exemple pour son savoir-faire en matière de médiation des conflits. Mais aussi un pays qui a sa part d’ombre en témoigne le douloureux héritage de la Seconde Guerre mondiale, la collaboration avec l’Allemagne nazie et le scandale des biens mal acquis appartenant à des juifs.
Natif de Sion dans le canton de Valais, journaliste au Journal de Genève, puis correspondant de l’Hebdo à Berne, André Crettenand a enchaîné plusieurs postes à la télévision suisse romande à Berne et à Genève. Rédacteur en chef de l'actualité à la Télévision Suisse romande, il rejoint TV5 Monde en septembre 2008. Quand on lui demande son sentiment sur le modèle suisse, le journaliste ne va pas par quatre chemins. « D’une manière générale je suis admiratif de ce modèle, de ce pays, de sa force, de sa capacité à exister sur la carte du monde, mais aussi au plan économique, alors que la Suisse ne bénéficie pas de matières premières » dit-il. À ses yeux, c’est avant tout l’habileté déployée par des générations successives qui explique le miracle helvétique. De fait, « la Confédération ne s’est pas faite du jour au lendemain, elle résulte d’un long processus » rappelle-t-il.
Des Romands créatifs
Sur une population totale de 8,4 millions (2017), il existe 1,8 millions de Suisses dont la langue est le français. Ces derniers ont une spécificité commune rappelle André Crettenand : « On regarde beaucoup plus vers le sud, notre attitude envers l’État diffère de celle des alémaniques, davantage « libéraux » au sens premier du terme ». Les Romands et les Tessinois italophones attendent eux beaucoup plus de l’État ». Signe fort, la minorité francophone parvient tant bien que mal à trouver sa place dans la Confédération. « Étant une minorité, les Romands pour exister doivent se montrer plus orientés vers l’extérieur, notamment la France. Ils sont aussi contraints à être plus créatifs face à la majorité alémanique. Cette affirmation s’exprime notamment dans le domaine de la culture » souligne-t-il. Mais existe- t –il un sentiment de provincialisme romand par rapport à Paris ? « On se retrouve de fait comme une province sur le plan culturel » il n'y a pas nécessairement de complexe mais là aussi on note un pragmatisme. À nous de nous battre pour nous faire entendre ! ».
Autre signe particulier, l’europhilie des Romands plus favorables à l’adhésion à l’Union européenne que leurs compatriotes alémaniques. « Plusieurs cantons romands sont tardivement entrés dans la Confédération au début du XIXe siècle mais ils l’ont fait de leur plein gré, surtout ils étaient déjà étroitement associés aux cantons suisses. De la même manière, la Suisse qui ne fait pas partie de l’UE est très imbriquée dans une multitude de politiques européennes ».
Sans former une nation au sens traditionnel du terme, les Suisses ont malgré tout un destin commun, fidèles à la devise de leur pays : « un pour tous, tous pour un ».
La définition donnée par Ernest Renan à la nation s’appliquerait elle au cas de la Suisse ? Rien n’est moins sûr. Il n’empêche que les Helvètes ont en partage bien des valeurs que leur envient leurs voisins. « Malgré les différences entre Alémaniques, Romands et tessinois, on se retrouve autour de valeurs communes qui sont notamment la notion d’indépendance, la volonté d’avoir une emprise sur notre quotidien, ce qui nous touche et qui se traduit par l’exercice de la démocratie directe. On retrouve ces valeurs autant en Suisse alémanique, en Suisse romande que dans le Tessin. Ces valeurs se sont forgées au cours des siècles » indique André Crettenand. Du reste si les Arméniens ont Haïk, les Suisses ont Guillaume Tell. Peu importe que ce héros légendaire ait existé ou non. « La légende de Guillaume Tell comme toute légende signifie quelque chose : ce besoin d’indépendance » fait-il observer. Sans former une nation au sens traditionnel du terme, les Suisses ont malgré tout un destin commun, fidèles à la devise de leur pays : « un pour tous, tous pour un ».
Membre de plein droit de l’OIF, la Suisse est souvent saluée par ses pairs pour son savoir-faire de médiateur et sa capacité à accueillir des conférences internationales pour la paix.
De l’avis d’André Crettenand « on peut se dire aujourd’hui que cette imbrication que nous avons avec l’UE sans en faire partie, témoigne d’une capacité extraordinaire d’adaptation et de souplesse, car c’est la conciliation de la démocratie directe profondément ancrée dans notre ADN, avec le fait d’être très associé à l’UE ou encore faire partie de l’ONU depuis 2002. Pragmatisme helvétique : les Suisses ont beau être attachés à des valeurs, ça n’en fait pas d’eux des idéologues ».
Mais là encore s’adapter aux enjeux contemporains sous-entend prendre en compte le caractère transnational des problèmes qui se posent dans le monde actuel comme les migrations, le réchauffement climatique etc.
La Suisse et la francophonie
Membre de plein droit de l’OIF, la Suisse est souvent saluée par ses pairs pour son savoir-faire de médiateur et sa capacité à accueillir des conférences internationales pour la paix en Afghanistan, en Syrie, etc. De surcroît, la francophonie n’est pas le seul apanage des Romands, c’est l’ensemble de la Suisse qui participe à la vie de l’OIF. « Ce « savoir-faire de médiateur » est réel » note-t-il, citant l’appel de Genève. ».
Ce que nous disent les Suisses en substance est que l’on peut être un Etat plurilingue et multiconfessionnel (catholique et protestant) et arriver à vivre en bonne harmonie et en bonne intelligence.
L’autre atout de la Suisse est sa crédibilité sur la scène francophone et internationale. « Il est évident que la Suisse qui n’est pas une puissance en quête d’influence ou de marchés a obtenu ce statut d’État neutre, qui correspond à quelque chose de réel. La Suisse a ce statut reconnu et on ne peut pas la soupçonner d’arrière-pensées géopolitiques. Elle n’a pas d’ambitions régionales. Sa petitesse est à la fois une faiblesse mais aussi une force puisqu’elle ne représente de danger pour personne. Surtout, elle a su depuis longtemps développer un certain nombre d’organismes qu’elle met à la disposition du monde entier. Le CICR en est l’exemple, mais il n'est pas le seul. Genève a aussi développé un savoir-faire précieux en matière de résolution des conflits » constate A. Crettenand.
Ce que nous disent les Suisses en substance est que l’on peut être un Etat plurilingue et multiconfessionnel (catholique et protestant) et arriver à vivre en bonne harmonie et en bonne intelligence. Un état de fait qui fascine toujours à l’étranger. Car c’est avant tout grâce à des procédés démocratiques, aussi imparfaits soient-ils, que des conflits peuvent être résolus, à l’image de la création du canton du Jura en 1979, impliquant un nouveau tracé de frontière au détriment du canton de Berne.
*André Crettenand, Suisse l’invention d’une nation, éd. Nevicata 96p.