Élue mi-décembre "pays de l'année" par The Economist, l'Arménie a opéré au printemps 2018 une mutation issue de la société civile. Cette "révolution de velours", qui s'est déroulée sans aucun heurt, témoigne d'une volonté de transition vers un régime davantage démocratique. Retour sur un soulèvement populaire pas comme les autres.
Par Mehdi Mahmoud (www.telquel.ma)
L’Arménie n’aurait pas pu lui faire de plus beau cadeau. Décédé en octobre dernier, à 94 ans, le chanteur populaire franco-arménien, Charles Aznavour, avait son pays d’origine chevillé au corps. Un engagement qu’il n’a eu cesse de défendre en chanson, toujours de manière pudique, au point d’être surnommé dans le pays de ses parents « le fils du peuple »‘. Le peuple arménien justement, lui, a été à l’initiative, au cours du printemps dernier, d’un chamboulement de régime sans précédent.
Exit Serge Sarkissian, chef du gouvernement de ce petit pays depuis 2008 et proche du Kremlin. La rue a préféré, le 8 mai dernier, Nikol Pachinian, ancien journaliste devenu coriace député de l’opposition pour mener à bien la transition. Un véritable tour de force réalisé par cet homme de 43 ans qui a, visiblement, su convaincre.
Avant son élection, celui qui est devenu le leader de la « révolution pacifique de velours » avait pris la route durant plusieurs semaines et arpenté à pied les routes de ce pays du Caucase pour persuader et fédérer. Depuis, son pari semble réussi au point d’avoir littéralement marché sur les législatives du 10 décembre. Un chamboulement qui a valu à l’Arménie d’être considérée le 18 décembre comme « Le pays de l’année » pour le très sérieux hebdomadaire britannique The Economist.
Absence d’interventionnisme russe
Aux confins de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, l’Arménie est un petit pays d’à peine trois millions d’habitants, niché entre montagnes et lacs perchés. Sa révolution démocratique, qui s’y est déroulée au printemps 2018, constitue pour The Economist « une rareté de nos jours, en particulier dans l’arrière-pays de la Russie ». Ancienne République socialiste sous le joug de l’empire soviétique, l’Arménie, comme d’autres anciennes régions fédérées, reste en effet dans la sphère d’influence directe de Moscou.
Mais comme le remarque l’hebdomadaire britannique, « contrairement aux révolutions en Géorgie et en Ukraine, la révolution a été à peine remarquée à l’Ouest. » Et pour cause, la Russie, cette fois, s’est distinguée par une non-intervention en faveur de Serge Sarkissian, au pouvoir depuis dix ans et allié du Kremlin. Si The Economist plaide également pour l’éloignement « relatif » de l’Arménie avec l’Occident – malgré la présence d’une diaspora, en France notamment – « l’absence d’une intervention russe et de violence » dans ces récentes manifestations, amènent le périodique a déclarer que « peu d’experts ou de politiciens, hors d’Arménie, avaient vu venir » une telle mobilisation.
Le nouveau Premier ministre, Nikol Pachinian, mais aussi beaucoup d’Arméniens rassemblés dans les rues, n’avaient eu de cesse de le répéter : la contestation n’est guidée « ni par les intérêts des États-Unis, ni par ceux de l’Union européenne, ni par ceux de la Russie ». Contrairement à l’Ukraine, depuis sa révolution « de Maïdan » en 2014, aucun débat n’a divisé les Arméniens entre pro et anti-Russes. D’autant plus que la démission de Serge Sarkissian, après onze jours de manifestation, est survenue quelques jours à peine avant la réélection de Vladimir Poutine, le 7 mai dernier, pour un nouveau mandat de six ans.
Défier l’élite post-soviétique
« Le gouvernement arménien avait perdu la légitimité populaire à cause de la corruption et d’un marasme économique prolongé », détaille The Economist. « Ainsi, lorsque le président sortant, Serge Sarkissian, a tenté de conserver le pouvoir en modifiant la constitution, les protestations contre le Premier ministre ont éclaté. » Serge Sarkissian a, au fil de ces dernières années, souvent été pointé du doigt. La raison ? Redevenu chef du gouvernement après son mandat présidentiel, il était accusé de vouloir plagier le Kremlin en transférant les pouvoirs de la présidence au poste de Premier ministre, contournant ainsi la limite des deux mandats présidentiels initialement fixés par la Constitution arménienne.
De quoi pousser « une génération d’Arméniens qui n’avaient jamais connu le régime soviétique, à commencer à défier cette élite post-soviétique », ajoute le périodique britannique. En l’espace de quelques jours, les rues d’Erevan ont commencé à se remplir. Rapidement, la capitale est barricadée. Les rues, occupées par une large part de la jeunesse à laquelle se joint ensuite la société civile, vivent au rythme des klaxons et des chants appelant à la démission de Serge Sarkissian. En somme, une désobéissance civile.
Au dixième jour de contestation, le mouvement trouve un écho plus important lorsque le meneur de l’opposition, Nikol Pachinian, se fait arrêter le 22 avril. Des centaines de protestataires avaient également été interpellés. « Le peuple doit libérer Nikol (Pachinian, ndlr) », déclarait à la presse Sassoun Mikaelian, député de l’opposition, avant d’être lui-même arrêté.
Pachinian, en marche
Celui qui mène pacifiquement cette contestation est un ancien journaliste et un opposant de longue date qui a déjà passé un court séjour en prison après avoir pris part à des mouvements de protestation, ayant fait dix morts, contre Serge Sarkissian en 2008. Pendant des semaines, ce marcheur invétéré a sillonné le pays avec l’espoir d’amener un renouveau politique et économique dans le pays.
« M.Pachinian a élargi la contestation tant sur le plan géographique que politique. Il a rejeté les définitions traditionnelles du libéralisme, du nationalisme et du modernisme qui divisent », estime le journal britannique. Dans ses propos, peu ou prou de géopolitique et de discours sur les liens à entretenir avec l’influence russe. Une fois élu, début mai, son discours dans l’hémicycle sonne alors comme le début d’une nouvelle page possible à écrire pour les Arméniens, qu’ils soient d’Erevan ou des plateaux Haut-Karabagh.
« Il n’y a plus désormais de privilégiés en Arménie, plus d’élections truquées, de pots-de-vin. Les droits de l’homme doivent être protégés. La corruption déracinée. Ce sera le règne de la loi et de l’ordre », clamait-il. Sa priorité : assainir la loi électorale, combattre la corruption qui « étouffe le pays », entamer la mutation économique pour enfin résoudre la difficile équation du chômage et du taux de pauvreté. Pour rappel, en Arménie, un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté (29,7%) et le revenu national brut par habitant stagne depuis dix ans autour des 3.770 dollars.
Un passé douloureux
« Niko Pachinian avait raison, et moi je me suis trompé », déclarait Serge Sarkissian en annonçant sa démission forcée. Des mots qui sonnent comme un cinglant désaveu. Preuve en est : huit mois après, le 10 décembre, le nouveau Premier ministre Nikol Pachinian obtient 70,45% des suffrages aux législatives. Le parti Républicain, anciennement au pouvoir, lui, ne récolte que 4,7% des votes. Un score insuffisant pour espérer siéger à l’Assemblée, le seul étant fixé à 5%.
À peine arrivé à la tête de l’État, Pachinian doit répondre aux attentes des Arméniens qui restent immenses.Le nouveau Premier ministre jouit toujours de la confiance de son peuple, mais tout reste encore à faire dans un pays qui peine à panser ses séquelles passées. Parmi elles, outre le génocide du début du siècle dernier, il y a ce poids de l’oligarchie qui délaisse la société, mais aussi le traumatisme d’un très violent séisme de la fin des années quatre-vingt qui avaient causé la mort de dizaines de milliers de personnes et forcé des centaines de milliers d’autres à partir ailleurs, ou se reconstruire. « Il y a eu le tremblement de terre et je me suis moi-même réveillé », disait Aznavour. Avec ce changement d’ère politique, à l’Arménie d’en faire tout autant.