La corruption coûte chaque année des milliards de dollars à l'économie mondiale. En Arménie cette problématique prend une dimension particulière depuis la Révolution de velours de 2018, car depuis 2018, le pays s’est engagé dans un processus ambitieux de transformation sociopolitique, marqué par une volonté affirmée de lutter contre la corruption et de bâtir un avenir fondé sur la transparence et la justice. Ces aspirations ont permis au pays d’obtenir des résultats notables, comme une amélioration significative de son score dans l’Indice de Perception de la Corruption (IPC), passant de 35 ème place en 2018 à 47 ème en 2023. Cependant, les défis restent nombreux, entre inertie institutionnelle, résistances internes, et pressions régionales, mettant l’Arménie face à la nécessité de démontrer que son engagement va au-delà des symboles.
Dans une région où la lutte contre la corruption est souvent une promesse non tenue, l’expérience arménienne pourrait bien devenir un exemple à suivre – ou un rappel des écueils qui freinent les transitions démocratiques.
Par Mariam Grigorian
Comprendre la corruption en Arménie: une perspective historique
Souvent définie comme un abus de pouvoir à des fins personnelles, la corruption inclut des pratiques telles que les pots-de-vin, le détournement de fonds publics et le népotisme. Selon l'Organisation des Nations Unies (ONU), elle constitue un des principaux obstacles au développement durable, freine les investissements, réduit l’efficacité des services publics et aggrave les inégalités.
En Arménie, la corruption tire ses origines de l’héritage soviétique, où le contrôle centralisé des ressources et une bureaucratie rigide avaient encouragé les pratiques informelles et l’économie parallèle. Avec l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le pays a hérité d’institutions fragiles, mal préparées à une transition économique rapide. La privatisation massive des années 1990 a consolidé un système oligarchique, où les élites politiquement connectées dominaient des secteurs clés de l’économie.
Les troubles économiques de cette période, aggravés par la guerre du Haut-Karabakh, ont exacerbé la corruption systémique. Les fonds publics étaient aussi utilisés pour les besoins de la défense, laissant peu de place aux réformes institutionnelles. Cette période a également vu une fragmentation accrue des responsabilités au sein de l’État, facilitant le développement de réseaux informels.
La corruption s’est manifestée à travers des réseaux kleptocratiques enracinés dans les institutions de l’État, composés de groupes de patronage politico-économique. Ces réseaux exploitaient des pratiques telles que les rétrocommissions, le détournement de fonds publics et l’évasion fiscale, enrichissant illicitement les oligarques politiquement connectés et freinant la concurrence. En 2018, le programme régional de l’OCDE pour la lutte contre la corruption avait souligné les inefficacités économiques et les positions quasi-monopolistiques de ces élites.
Le rapport de GRECO de 2015, l'organe anti-corruption du Conseil de l'Europe, a mis en lumière l’inefficacité des institutions judiciaires, souvent politisées et sous-financées, alimentant le scepticisme des citoyens quant à la capacité de l’État à lutter contre la corruption à haut niveau.
Normes culturelles et perception sociétale
Les normes socioculturelles, telles que l’usage des « cadeaux » ou des « services informels », étaient largement perçues comme des moyens de contourner une bureaucratie inefficace. Cette normalisation a contribué à ancrer un sentiment d’inévitabilité face à la corruption.
Au début des années 2000, la lutte contre la corruption en Arménie a été largement encouragée par la pression exercée par des institutions internationales telles que la Banque mondiale et l’OCDE. Ces efforts ont conduit à des réformes visant à améliorer la transparence dans les marchés publics, à instaurer la déclaration de patrimoine des fonctionnaires et à moderniser l’administration publique. Toutefois, ces initiatives ont rencontré des obstacles majeurs, notamment un manque de volonté politique et de ressources suffisantes, limitant ainsi leur portée.
En 2017, une enquête de Transparency International révélait que 70 % des Arméniens considéraient la corruption comme un obstacle majeur au développement du pays, soulignant l’ampleur des défis à relever. Malgré ce contexte, la société civile s’est mobilisée. Des organisations locales et internationales ont sensibilisé les citoyens aux conséquences de la corruption et appelé à la mise en place de lois de transparence, notamment sur la déclaration de patrimoine des fonctionnaires, ce qui a préparé le terrain pour la Révolution de 2018.
Réformes post-révolutionnaires: vers une transparence améliorée
Depuis 2018, les réformes pour réduire la corruption et renforcer la transparence ont marqué une rupture avec les pratiques du passé et le gouvernement actuel a affirmé « avoir éliminé la corruption systémique ». Parmi les initiatives les plus notables figurent la création d’une Commission anti-corruption, la modernisation numérique des services publics, et l’instauration de tribunaux spécialisés. Ces efforts visent à renforcer l’État de droit, limiter les possibilités de corruption et restaurer la confiance des citoyens dans les institutions.
Selon Richard Giragosian, directeur fondateur du Regional Studies Center, ces mesures ont permis une avancée significative en matière de résilience institutionnelle, comme le montre l’amélioration du score de l’Arménie dans le Global Organized Crime Index, passé de 6,0 en 2021 à 7,0 en 2023. Ces progrès témoignent d’une volonté politique réelle, mais ne masquent pas les défis persistants.
Progrès tangibles et limites institutionnelles
Cependant, plusieurs analystes comme Richard Giragosian et Varuzhan Hoktanyan, directeur du Transparency International Anti-Corruption Center en Arménie, ont exprimé des préoccupations quant à l’application sélective des lois. Les enquêtes anti-corruption ont souvent ciblé d’anciens membres de l’élite politique, suscitant des accusations d’instrumentalisation politique et de vendetta. Cette perception est renforcée par des nominations controversées de hauts fonctionnaires et des allégations selon lesquelles certains proches du Premier ministre auraient cherché à s’enrichir ou à favoriser des entreprises liées à eux dans l’attribution de marchés publics.
De plus, la législation arménienne autorise le gouvernement à contourner les appels d’offres compétitifs dans certains cas spécifiques. Bien que légale, cette pratique s’est intensifiée ces dernières années, suscitant des inquiétudes parmi les figures de l’opposition et les activistes de la société civile, qui craignent qu’elle ouvre la voie au favoritisme et à des pratiques corruptives. Ces dérives, combinées aux ressources limitées des nouvelles institutions anti-corruption, freinent souvent l’impact global des réformes.
Confiance publique et rôle de la société civile
Les défis actuels continuent d’influencer la perception de la corruption en Arménie. Bien que des progressions ont été toujours visibles ces dernières années, cette amélioration pourrait être marginale et statistiquement peu significative, suggérant une possible stagnation des efforts anti-corruption. Les attentes élevées nées de la Révolution de Velours n’ont pas été pleinement satisfaites, notamment en raison des crises sécuritaires et des conflits récents qui ont détourné l’attention et mobilisé d’importantes ressources. Malgré les obstacles et les limites actuelles, avec la légitimité de ses institutions démocratiques l’Arménie dispose de bases solides pour poursuivre ses réformes.
Les organisations non gouvernementales, telles que Transparency International Armenia et le Freedom of Information Center Armenia (FOICA), ont également joué un rôle crucial. En plus de dénoncer les pratiques corruptives, ces ONG ont collaboré avec le gouvernement pour développer des outils de prévention et promouvoir une culture de transparence. Bien que leur impact soit souvent limité par les résistances institutionnelles et la lenteur des réformes, leur action reste cruciale pour instaurer des normes éthiques solides et un contrôle citoyen accru.
Comparaisons régionales : voisins directs et partenariats élargis
Pour situer la lutte contre la corruption en Arménie, il est essentiel de la replacer dans le contexte régional, marqué par des trajectoires diversifiées des États issus de l’Union soviétique. Comparer les initiatives arméniennes à celles de ses voisins proches, comme la Géorgie et l’Azerbaïdjan, ainsi qu’à d’autres pays membres du Partenariat oriental, notamment la Moldavie et l’Ukraine, permet de mieux comprendre les défis et opportunités propres à chaque pays. Ce partenariat, lancé par l’Union européenne, réunit six pays d’Europe de l’Est et du Caucase du Sud confrontés à des problématiques similaires, telles que des réformes judiciaires inachevées, des tensions géopolitiques, et des besoins pressants de renforcer la gouvernance. Pourtant, les stratégies et les résultats observés dans la lutte contre la corruption varient considérablement, fournissant des enseignements précieux pour analyser les forces et faiblesses du modèle arménien.
Positionnement régional : entre réformes majeures et immobilisme coûteux
Dans le Caucase du Sud, l’Arménie s’est démarquée récemment par son efficacité de lutte contre la corruption.
Le score de l'Arménie dans l’IPC de 2023 (47) la place au-dessus de l’Azerbaïdjan (23) mais encore derrière la Géorgie (56). Ce chiffre reflète l’impact des réformes tout en soulignant les défis structurels qui perdurent ce qui est confirmé aussi par d’autres rapport comme le Freedom in the World 2023 de Freedom House où l’Arménie a obtenu un score de 55/100, la classant parmi les pays partiellement libres.
Ce score reflète des progrès notables depuis 2018, notamment dans des domaines tels que le pluralisme politique et la responsabilité gouvernementale. Cependant, des défis notamment en matière d’indépendance judiciaire et de contrôle de la corruption ou des inefficacités systémiques continuent de freiner les avancées.
En comparaison, la Géorgie a obtenu un score de 58/100 confirmant des résultats de ses réformes démocratiques, bien que des reculs récents aient été observés dans les libertés politiques. En revanche, l’Azerbaïdjan malgré sa richesse pétrolière avec seulement 9/100, reste fermement ancré dans un régime autoritaire, offrant une trajectoire très différente et peu de perspectives en matière de lutte contre la corruption qui pour l’instant est souvent symboliques.
La Géorgie, souvent mentionnée comme modèle régional, a mené des réformes anti-corruption profondes après la Révolution des roses de 2003 comme la dissolution et la reconstruction de sa police nationale, autrefois profondément corrompue, ainsi que la digitalisation des services publics par la Maison de Justice. Ces réformes ont considérablement réduit les opportunités de corruption, attiré des investissements étrangers et renforcé la confiance des citoyens envers les institutions.
Cependant, des récents revers entachent cette image. Les élections parlementaires de 2024 ont été marquées par des accusations de fraude et d’intimidation, suscitant des inquiétudes sur l’intégrité des institutions. Par ailleurs, le rôle croissant de Bidzina Ivanishvili, fondateur du parti au pouvoir, a alimenté les critiques sur la capture de l’État par des élites influentes. Bien qu’une agence anti-corruption ait été créée récemment sous la pression de l’Union européenne, son indépendance et ses moyens d’action restent limités, compliquant les ambitions européennes du pays.
Moldavie et Ukraine : ambitions européennes et défis structurels
Au-delà du Caucase, la Moldavie et l’Ukraine illustrent des efforts notables de lutte contre la corruption, bien que leurs parcours soient marqués par des obstacles complexes.
En Moldavie, la victoire en 2021 du Parti de l’Action et de la Solidarité (PAS), dirigé par Maia Sandu, a marqué un tournant dans la lutte contre la corruption. Avec un mandat populaire fort, le gouvernement a initié des réformes visant à renforcer l’indépendance et l’efficacité du système judiciaire, domaine longtemps perçu comme un bastion de la corruption institutionnalisée. La Moldavie a progressé sur l’Indice de Perception de la Corruption (IPC), gagnant trois points en 2023 pour atteindre un score de 42. Ce résultat est attribué à plusieurs initiatives : adoption d’une loi robuste sur l’accès à l’information, lancement d’un programme national d’intégrité et de lutte contre la corruption (2024-2028), et réduction des ingérences politiques dans les procédures judiciaires.
Cependant, ces réformes restent fragiles face aux pressions externes et aux réseaux d’oligarques russes cherchant à influencer les élections et à détourner le pays de son orientation pro-européenne. Les institutions anti-corruption, bien que renforcées, manquent encore de moyens suffisants et peinent à assurer l’intégrité des élus. Des critiques ont également émergé sur la rapidité des réformes, certains observateurs notent un manque de consultation publique et des luttes internes pour le contrôle de postes stratégiques, comme celui de procureur général. En dépit de ces défis, la Moldavie bénéficie d’un soutien accru de la communauté internationale, notamment de l’Union européenne, pour consolider ses acquis.
En Ukraine, la lutte contre la corruption a continué malgré l’invasion russe et les pressions sécuritaires accrues. Le pays a gagné trois points sur l’IPC en 2023, atteignant un score de 36, poursuivant ainsi une tendance à l’amélioration depuis plus d’une décennie. L’Ukraine a investi dans des institutions spécialisées, comme le Bureau national anti-corruption (NABU) et le Bureau des procureurs anti-corruption (SAPO), qui jouent un rôle crucial dans la détection et la poursuite des affaires de corruption à haut niveau. Parmi les réformes les plus saluées, en particulier dans le contexte des efforts de reconstruction du pays, figurent la restructuration des organes de gouvernance judiciaire pour renforcer leur indépendance, ainsi que l’introduction de plateformes transparentes pour les marchés publics et la société civile continue de surveiller activement les institutions.
Cependant, les défis structurels persistent. La corruption à haut niveau reste un problème majeur, avec des cas retentissants qui mettent en évidence les faiblesses persistantes des systèmes de contrôle. En outre, la guerre a exacerbé les risques de corruption, notamment dans la gestion des fonds destinés à la reconstruction et à l’aide humanitaire. L’intégration européenne agit comme une forte incitation pour maintenir le cap des réformes, bien que des efforts soutenus soient nécessaires pour aligner le cadre institutionnel ukrainien sur les standards européens.
En comparant ses efforts à ceux de ses voisins, surtout ceux ayant une ambition commune de s’aligner sur les standards européens, l’Arménie peut tirer des enseignements précieux tout en les adaptant à son propre contexte institutionnel et culturel. La Géorgie démontre l’importance des réformes initiales audacieuses avec un soutien institutionnel constant mais met en garde contre la concentration excessive du pouvoir et une rechute vers des pratiques oligarchiques. La Moldavie offre un exemple pour renforcer l’indépendance judiciaire et limiter les ingérences extérieures, tandis que l’Ukraine illustre la nécessité d’une résilience institutionnelle et sociétale face à des défis externes considérables.
Conclusion
Pendant les dernières années, l’Arménie a entrepris des réformes importantes pour lutter contre la corruption et renforcer la transparence institutionnelle qui ont conduit à des avancées notables dans des indexes mondiales. Toutefois, des défis subsistent, notamment dans la mise en œuvre effective des réformes, limitant leur impact dans certains secteurs clés comme l’éducation et la santé.
Comparée à ses voisins directs et aux autres membres du Partenariat oriental, l’Arménie progresse sur une trajectoire prometteuse mais encore inachevée. Si ces efforts marquent une rupture significative avec le passé, ils nécessitent des actions complémentaires pour répondre pleinement aux attentes élevées qu’ils ont générées.
Pour pérenniser ces avancées, l’Arménie devra renforcer la transparence en impliquant davantage la société civile, mobiliser des ressources suffisantes pour renforcer les institutions, et gérer stratégiquement les pressions géopolitiques dans un contexte régional complexe. Plus qu’une lutte contre un problème interne, une telle transformation refléterait l’aspiration à une gouvernance équitable et à un État capable d’inspirer durablement la confiance de ses citoyens.