Sébastien Lecornu et Suren Papikyan ont scellé hier, 23 octobre, à Paris, une série d'accords de coopération militaire ouvrant sur une nouvelle page de la politique de défense arménienne.
Par Olivier Merlet
Les spécialistes militaires - et l'avenir - jugeront de leur réelle portée, mais il semble que les accords passés hier entre les ministres français et arménien de la défense s'inscrivent bien au-delà d'une simple transaction commerciale portant sur une vente d'armes. Ils marquent l'ouverture d'une coopération militaro-technique apparaissant comme inédite et appelée à se renforcer entre l'Arménie et un pays dit "du bloc occidental", la France en l'occurrence.
« Il nous appartient désormais de nous poser les bonnes questions en matière de protection des populations arméniennes et de la défense de la souveraineté de l'Arménie », a reconnu le ministre français des armées, un mois après l'invasion pourtant annoncée du Karabagh. « Cette relation de défense, que nous assumons, Monsieur le ministre, même si nous ne faisons pas partie des mêmes alliances militaires et politiques, repose sur le principe simple que vous devez pouvoir vous défendre et défendre votre population, singulièrement les populations civiles ».
Lors de la conférence de presse tenue devant de nombreux parlementaires français lundi 23 octobre à l'hôtel de Brienne, Sébastien Lecornu a précisé l'objet des contrats qu'il s'apprêtait à signer avec son homologue arménien. Ils portent sur trois axes principaux pour la période 2023-2024 : la livraison de batteries de défense anti-aérienne, bien sûr, composées de trois radars GM 200 de dernière génération et de missiles d'interception de type Mistral*, mais aussi sur la formation au combat terrestre des troupes arméniennes, sur le sol arménien, par des militaires français, et enfin sur « l'accompagnement [de la France] dans les réformes menées [par l'Arménie] pour la montée en puissance de son appareil de sécurité et défense arménien ».
Le volet formation est déjà en cours. Parlant d'« intimité stratégique » entre les deux pays, le ministre français a même évoqué « des décisions importantes en matière de compréhension et maîtrise de de la langue française au sein des armées arméniennes pour permettre de la poursuivre et de développer cette voie de formation ». De hauts responsables militaires ont effectué plusieurs visites à la prestigieuse école de Saint-Cyr - Coëtquidan, des échanges d'élèves officiers vont prochainement avoir lieu, et une lettre d'intention sera bientôt signée entre les académies militaires d'Arménie et de France pour permettre « de fonder et instituer dans la durée la coopération en matière de formation ».
Sur un plan plus terre à terre, c'est le cas de le dire, « des échanges de savoir-faire et, ou, d'équipement dans le domaine du combat d'infanterie » seront menés grâce à des détachements d'instruction opérationnelle au combat "débarqué", au combat de montagne et au tir de précision. « C'est là aussi un pas en avant supplémentaire dans l'intimité entre nos deux pays puisque ce sont des militaires français qui vont se rendre en Arménie pour exécuter ces formations ».
Dans le cadre de l'accompagnement des réformes de l'appareil de défense engagées par le gouvernement arménien, des réunions de travail ont eu lieu avec la Direction des Ressources Humaines de l'armée de terre française en vue d'une éventuelle professionnalisation ou semi-professionnalisation de l'armée arménienne, sur le modèle adopté par la France dans les années 1990. Mais surtout, Sébastien Lecornu l'a officiellement annoncé, la France propose l'ouverture d'un poste de conseiller militaire détaché auprès du ministère arménien de la défense, « un officier français qui peut être votre conseiller, votre consultant en matière de réforme et de transformation de vos armées », a-t-il dit, s'adressant à Suren Papikyan.
Troisième volet enfin des négociations qui ont été finalisées ce lundi, leur « axe-clef » selon Lecornu, les équipements de défense anti-aérienne évoqués plus haut et dont l'Arménie a réalisé le manque cruel aux cours des trois agressions majeures ces trois dernières années. Au correspondant du journal turc Anadolu qui interrogeait le ministre français sur les garanties à titre exclusivement défensif de leur utilisation, ce dernier a répété en développant ce sur quoi il avait déjà précédemment insisté : « il suffit qu'on ne vous attaque pas pour que ces armes ne servent pas, c'est aussi simple que cela. Personne ne peut reprocher un État souverain de protéger son ciel et la population qui est en dessous ».
Si l'efficacité des équipements promis est incontestable, la question se pose de savoir quand l'Arménie pourra en disposer effectivement. Les lourdes menaces auxquelles elle fait face actuellement peuvent se déclencher à tout moment, et Sébastien Lecornu reconnaît des délais incontournables quant à leur livraison . « Les entreprises [qui les produisent] doivent faire les différentes demandes de licence d'exportation que nous devons instruire. […] Tout le monde comprend bien qu'il y a urgence, urgence ne veut pas dire qu'il n'y a pas des délais incompressibles ».
Ces accords du 23 octobre marquent sans aucun doute une nouvelle page de l'histoire militaire de l'Arménie, au moment même ou elle semble vouloir s'apprêter à tourner celle de l'OTSC et de la Russie. Le gouvernement français parle lui de « première pierre, une première étape, qui devra évidemment être complétée ». Combien de temps prendra prendra-t-elle à devenir suffisamment solide et efficace ? Dernier détail enfin, « la relation fondamentalement faite d'affection et dont l'intimité repose avant tout justement sur des liens d'amitié » n'interdira pas que l'Arménie doive acquitter contre bon argent son "intimité stratégique" avec la France, contrairement à ce qui s'est passé en Ukraine. Elle ne sera donc pas sans limite et lui a déjà coûté une partie de son âme.
* Missiles Mistral : missile sol-air très courte portée de conception "tire et oublie" guidé par autodirecteur infrarouge passif (le missile se guide en fonction des sources de chaleur). Sa vitesse est supérieure à mach 2,7 et sa portée supérieure à six kilomètres : il peut atteindre une cible au sol à une distance de 6 000 mètres et une cible aérienne (hélicoptère ou avion volant à max. Mach 1,2) à 3 000 mètres d'altitude. Il est utilisé dans une grande variété de systèmes d’armes ayant pour objet la défense antiaérienne à basse et très basse altitude.)
* Radar Ground Master 200 (GM 200) : radar permettant de détecter et de poursuivre simultanément des menaces avec des faibles Surface Equivalente Radar (SER), volant à basse altitude (missiles de croisière) ou à très faible vitesse (drones de Classe 1, hélicoptères de combat surgissant inopinément…) ainsi que des menaces types missiles plongeants, arrivant en grand nombre ou volant à grande vitesse.