« Une ville prise en étau dans son élévation permanente… »

Société
19.02.2025

La préservation des monuments historiques confronte l’urbanisme d’Erevan à de nombreux défis, dont l’un des plus importants est la réhabilitation du bâti ancien. Le quartier de Kond en est un exemple parlant, car il met en lumière l’indifférence générale à l'égard de la conservation des strates architecturales qui façonnent la ville.

Nous avons rencontré Sarhat Petrosyan, architecte et designer urbain, professeur à l’université d’Erevan, ancien président du Comité cadastral arménien et chef de projet au sein du Conseil de l’Europe. Aujourd’hui directeur des instituts SP2 et Urban-lab, il se définit comme un activiste engagé dans la sensibilisation aux problématiques urbaines et patrimoniales d’Erevan. Son expertise internationale lui permet d’apporter un regard différent sur la question, loin des approches traditionnelles arméniennes. À travers l’exemple de Kond, il nous livre son analyse sur le traitement réservé au patrimoine architectural de la capitale et les obstacles à sa préservation.

 

Par Hugo Mathurin, crédit photos Sarhat Petrosyan, Hayk Bianjyan

Un millefeuille architectural en péril

" Erevan est une ville éclatée en une myriade d’influences architecturales diverses. Selon moi, c'est précisément cette typologie si particulière qui fait tout le charme de la ville. Avant les grandes rénovations du XIX^e siècle, la ville était très différente. Les bâtiments étaient plus bas et la brique était omniprésente dans le paysage urbain, ce qui conférait une allure très différente aux constructions. L’organisation du réseau viaire n’avait rien à voir avec l'Erevan très quadrillé dans lequel nous avons l’habitude de nous balader aujourd’hui. L’architecte Alexander Tamanian a été l'un des principaux acteurs de cette transformation. Une mutation mue par la volonté de moderniser la ville avec un nouveau style architectural. À l'image d'Haussmann à Paris. En fait, notre ville a été repensée de manière similaire, dans un style néoclassique dit « Tamanien ». Des grandes allées ont été aménagées au cours de la première moitié du XXe siècle. Cependant, tout n’a pas été reconstruit. Au milieu de cette élévation très localisée se sont emmurés des îlots insulaires qui sont aujourd’hui les vestiges de l’organisation architecturale d’Erevan d’antan. 

 


Sarhat Petrosyan

Ces résurgences de la période pré-soviétique représentent une opportunité tant pour les promoteurs immobiliers que pour le gouvernement, qui n’hésitent pas à démolir ces derniers vestiges de notre patrimoine pour construire de nouveaux gratte-ciel. De nombreux projets de ce type existent aujourd’hui. C’est notamment le cas en face de l’hôtel Honey sur Sayat-Nova Street et sur Mashtots Avenue. C’est également le cas dans le quartier Firdus ou « District 33 ». , l’un des quartiers historiques de la ville, est voué à la destruction plutôt qu'à la réhabilitation. Malheureusement, la municipalité ne semble considérer ce moyen que comme un moyen de développer la ville.
Mais à mon sens, Erevan a besoin de ce genre de petits secrets. Un peuple pour lequel le passé a tant d’importance devrait justement accorder plus d'importance à sa préservation.

 

 

Lorsqu’ils voyagent en Europe, nos architectes ne saisissent pas toujours ce qui explique le succès des transformations urbaines dans ce pays. Ils ne comprennent pas que la préservation du patrimoine est au cœur des problématiques urbaines. C’est le cas à Bucarest ou dans certains pays des Balkans qui, comme nous, ont pourtant été sous influence soviétique. Pourtant, malgré l’héritage soviétique en Hongrie, la nouvelle génération d’architectes a su se détacher de l’ancienne école. À Erevan, j’aimerais contribuer à provoquer cette prise de conscience, car la ville a connu de nombreuses évolutions et ces strates se superposent comme un millefeuille architectural.

 

Le poids de la chaire architecturale soviétique sur le développement urbain

La plupart des architectes arméniens contemporains ont été formés dans une école dite « soviétique », dont la doctrine consiste à considérer le patrimoine antérieur comme n’étant pas digne d’intérêt. Cette doctrine est ancrée à Erevan depuis maintenant une bonne centaine d’années et fait l’objet d’un consensus général.

 

 

Pendant un long moment, j’ai cru qu’il s'agissait d’un problème générationnel. Mais il s'agit en réalité d'un problème sociétal plus profond. Les praticiens de mon âge n’ont pas réussi à se détacher de ce manichéisme ni à comprendre pourquoi nous devions repenser notre manière de façonner l’espace en Arménie.

Malgré tous nos efforts, il est difficile de changer quelque chose d'autant plus profondément enraciné. La majorité des constructions contemporaines d'Erevan ont été conçues par des étudiants de ma promotion. L’ancienne école contre laquelle nous avons lutté a été remplacée par une nouvelle génération que nous avons tenté d’influencer. Mais celle-ci a en grande partie perpétué les anciennes méthodes, malgré notre travail de sensibilisation. Ces problèmes sont inhérents à notre société, c’est pour cela que nous avons tant de mal à sensibiliser les esprits à ces problématiques.

 

La corruption, l’élément analogique du paysage arménien

La corruption est indissociable de tous les aspects de la vie arménienne et omniprésente dans tous les corps de métiers. Elle a toutefois partiellement diminué dans le pays juste après la Révolution de velours en 2018. C'est notamment le cas quand Nikol Pashinyan est arrivé au pouvoir. Mais comme toutes les mauvaises habitudes, elle reviendra inlassablement tant qu’elle n’aura pas été totalement éradiquée. C’est la raison pour laquelle nous menons cette politique de démolition. Les immeubles historiques rapportent moins d’argent que le bâti neuf. C’est aussi un bon moyen pour les personnes qui délivrent les permis de toucher des pots-de-vin.

 

 

La rupture du discours entre les instituts indépendants et les organismes internationaux

Le dernier problème renvoie à l’orientation géopolitique de l’Arménie. Le gouvernement précédent était sommé de tenir compte des instituts indépendant comme le nôtre en raison de son manque flagrant de légitimité. Il y avait une coercition de l’Occident qui possédait des leviers efficaces pour faire pression sur nos Institutions en notre faveur. Paradoxalement, avec ce gouvernement pro-européen le dialogue est rompu. Les partenaires occidentaux soutiennent le virage politique arménien. La pression des donateurs et des instituts européens qui nous soutenaient jusqu’alors s’est donc étiolée. Il n’y a plus la même solidarité envers les petites ONG indépendantes comme la nôtre. Nous pouvions autrefois organiser des petites levées de fonds ou les discussions étaient souvent couvertes par les médias occidentaux. Nous avions ainsi les moyens et les relations pour tenter de faire infléchir les politiques publiques. La plupart des médias occidentaux ne nous soutiennent plus autant. Ils pensent que la politique du gouvernement tend à rallier la ligne diplomatique de leur pays.

 

Le cas Kond, l’un des derniers quartiers historiques d’Erevan suspendu aux injonctions des politiques publiques

Situé au cœur d’Erevan, le quartier de Kond est un vestige du passé de la capitale arménienne. Pourtant, son avenir demeure incertain face aux impératifs de modernisation imposés par les autorités. Depuis plus de quinze ans, nous tentons d’attirer l’attention des pouvoirs publics et des institutions internationales sur la nécessité de préserver ce quartier. J’ai amené ici de nombreux ambassadeurs et représentants de l’Unesco, mais les changements restent minimes. Face à la pression croissante des promoteurs et du gouvernement, la sauvegarde de ce quartier aux bâtiments datant des XVIe et XVIIe siècles semble de plus en plus compromise.

 

 

Nous avons commencé à parler du problème de Kond entre 2002 et 2005, alors que de nombreux édifices historiques d’Erevan étaient rasés. Kond, alors ignoré et malfamé, a progressivement éveillé l’intérêt des habitants grâce à des initiatives culturelles et artistiques visant à revaloriser l’espace.  Au début, on nous disait qu’il n’y avait rien à préserver, et aujourd'hui, tout le monde cherche à s’emparer du problème.

En 2021, le gouvernement a lancé un appel à projets pour la réhabilitation de Kond. Cependant, nous déplorons un manque de méthodologie et de moyens. Une ville doit d’abord analyser ce qu’il convient de préserver avant d’engager des travaux. Des études anthropologiques, archéologiques et sociologiques approfondies sont nécessaires pour comprendre Kond.

Outre la préservation architecturale, la ville souffre d’un enclavement urbain hérité de la période soviétique.

Ce qui complique son intégration au reste de la ville. Sans une réflexion approfondie sur son désenclavement, les efforts de préservation pourraient être vains. Malgré les obstacles, le quartier connaît un renouveau, porté par l’ouverture de cafés et d’initiatives locales visant à renforcer son attractivité. Nous sensibilisons progressivement les habitants et les encourageons à développer des commerces. Cinq établissements ont déjà vu le jour. Si cette dynamique est certes insuffisante, elle n'en est pas moins intéressante."

Tiraillé entre les pressions économiques et la nécessité de préservation, Kond attend avec impatience les décisions politiques. Son avenir repose désormais sur la capacité des acteurs locaux à imposer un dialogue avec les autorités afin de garantir une réhabilitation respectueuse de son identité historique.