"Le savetier et le financier" du Karabakh

Société
08.12.2022

À la demande d'une poignée d'investisseurs présentés comme Arméniens mais dont l'identité est tenue secrète, un très prestigieux cabinet d'avocats New-yorkais vient d'engager une procédure contre l'État azerbaïdjanais, paradoxalement, dans le plus grand intérêt de ce dernier.

Par Olivier Merlet

Il existe, depuis une trentaine d'années, tout un corpus de traités signés entre différents Etats, destinés à promouvoir et attirer les investissements étrangers, notamment vers des pays émergents ou en voie de développement. Ces textes permettent l'adoption de programmes neutres garantissant la protection de ces investissements internationaux et prévoyant de même des procédures d'arbitrage pour la résolution de litiges dont ils pourraient faire l'objet.

L'adoption en 1994 de l''Energy Charter Treaty" visait, comme son nom l'indique, à régir les relations commerciales internationales dans le secteur de l'énergie et d'en fixer les termes juridiques. L'Azerbaïdjan en est signataire, tout comme l'Arménie.

C'est dans ce cadre que 19 investisseurs Arméniens se retournent aujourd'hui contre l'Azerbaïdjan et réclament un arbitrage international pour la perte ou la destruction, du fait de la guerre des 44 jours, de 18 centrales hydroélectriques ayant opéré au Karabakh. Ils sollicitent aujourd'hui de l'"État hôte" ("Host State") de leurs investissements une indemnisation compensatoire qui pourrait s'élever à plusieurs centaines de millions de dollars.

Les plaignants se sont constitués en groupe d'intérêt et se sont adressés au prestigieux cabinet new-yorkais d'avocats d'affaire Willkye, plus à même que la justice arménienne de garantir les possibilités et la mise en œuvre des moyens exécutoires du jugement qui sera rendu. Le 5 décembre, Willkye a déposé un avis de litige auprès des instances de l'ETC, le dossier est piloté depuis la branche parisienne du cabinet, épaulé de confrères basés en Arménie et en Russie.

Le dossier ne sera pas examiné par des juges à proprement parler, mais par trois arbitres neutres et indépendants, magistrats peut-être, juristes ou professeurs de droit international, choisis et dûment reconnus pour leur compétence en la matière dans ce secteur d'activité. Ils sont désignés, pour deux d'entre eux, par chacune des parties - ce sont les "co-arbitres" -  le troisième et président du groupe d'arbitrage , choisi par les deux premiers. En cas de désaccord, un mécanisme de résolution permet de trancher sur sa nomination. Ils seront amenés à prononcer une "sentence arbitrale", dont le grand avantage réside dans son caractère exécutoire dans n'importe quel pays signataire du traité. Il s'agit donc donc d'un outil très puissant car il permet de passer au-dessus des États.

Dans le cas présent, les avocats Grégoire Bertrou et Sergey Alekhin du cabinet Willkie qui instruisent le dossier depuis Paris prévoient à peu près 3 années de procédure. Tout dépendra de la stratégie dilatoire de l'Azerbaïdjan, des éléments et des moyens qui lui permettront de la faire durer. La sentence sera définitive interdisant tout recours d'appel.

Le pays retenu pour son exécution le sera bien sûr en fonction des actifs azerbaïdjanais qu'il détient, numéraires ou mobiliers, la France en fait partie, la juridiction locale se réservant toutefois le droit de vérifier sa validité et d'examiner si toutes les garanties procédurales de base ont bien été respectées au cours de l'instruction. Dans le cas de la France par exemple, 4 critères d'examen sont retenus : la compétence de l'organe judiciaire, le respect du principe contradictoire (que chaque partie ait pu se défendre et faire valoir ses arguments), l'indépendance et l'impartialité du tribunal constitué, et surtout, la non-violation des principes de l'ordre public international, notamment dans le cadre des contrats sous-jacents à l'affaire jugée. En clair, vérifier que les investissements et les contrats d'exploitation n'aient pas été obtenus de manière illicite ou frauduleuse. De récents arrêts ont ainsi refusé l'exécution en France des sentences prononcées.

Le choix du pays retenu reste pour l'instant non divulgué, on le comprend aisément, afin de préserver la stratégie d'exécution des avocats. Pour la même raison même, à ce stade, les avocats, évoquent des montants compensatoires de « plusieurs centaines de millions de dollars », sans plus de précision.

Interrogés sur l'éventuelle influence sur l'issue de la procédure de la non-reconnaissance, de la République indépendante de Karabagh par le droit international, les avocats répondent qu'en l'instance,  son statut précis n'a que peu d'importance directe. Ils ajoutent même au contraire que l'Azerbaïdjan ayant toujours considéré le Karabagh comme partie intégrante de son territoire, l'État azerbaidjanais se doit aussi d'y appliquer la même justice dont il se réclame et d'en respecter les contraintes.

L'affaire est édifiante et hautement symbolique. Si elle demande bien sûr la juste réparation du préjudice subi par quelques investisseurs spoliés de leurs biens, ne jette-t-elle pas une pierre de plus dans le jardin noir de tous les Arméniens ? Elle jette en tous cas un sacré discrédit sur ces dits investisseurs, actant du déni présumé de la reconnaissance de l'identité arménienne et historique du Karabakh, ainsi que du droit de son peuple à y vivre, en liberté et en sécurité, sur ses terres ancestrales.

Que valent les "plusieurs centaines de millions de dollars" de quelques-uns face au droit de tous les peuples, à commencer par le leur ? Que valent "plusieurs centaines de millions de dollars" pour un Azerbaïdjan qui déclare 3,3 milliards avoués de budget militaire ? À prendre l'Azerbaïdjan au pied de la lettre de ses revendications territoriales et du droit international dont elle se targue, ne se dirigerait-t-on pas vers un précédent juridique, une jurisprudence antérieure [sic], qui reconnaitra effectivement et de plein droit un Karabakh azerbaidjanais ?

Le Karabagh n'est pas à vendre.