Trente ans se sont écoulés depuis le séisme – un temps suffisant pour voir naître et grandir toute une génération. A Gumri, depuis toutes ces années, la catastrophe était si omniprésente qu'il n'était pas nécessaire de la raconter pour en transmettre la mémoire aux générations suivantes. Les parents étaient trop tristes pour pouvoir égayer les enfants. Cette génération post-séisme a grandi dans la douleur d'un événement qu'elle n'avait pas vécu. Leur jeune âge ne leur permettait pas d'en comprendre l'ampleur dévastatrice.
Le Courrier d’Erevan continue la série de reportages sur Gumri trente ans après.
Par Agnès Ohanian
Même si les jeunes nés après 1988 n'ont pas le regard sombre de leurs parents, l'omniprésence de la catastrophe, tant dans le paysage de la ville – les immeubles en ruine, les domiks (préfabriqués destinés à reloger temporairement les sinistrés et qui sont en place depuis), les monuments commémoratifs - dans le souvenir des survivants, forment un héritage avec lequel la génération post-séisme doit composer. Que faire de la mémoire d'un événement traumatique qu'on n'a pas vécu soi-même ? Nous avons demandé à quelques jeunes Gumretsi de nous raconter leur perception de cet événement, qui a changé le cours de la vie de leurs parents et indirectement de la leur.
A. est né au début de l'année 1988. Le 7 décembre à 11h41, le bébé de quelques mois dormait quand le tremblement de terre est survenu. Il a été sauvé de justesse par sa mère avant qu'une partie de leur immeuble s'est effondrée. Il se souvient que ses parents lui ont raconté ce qu'il s'était passé alors qu'il avait une dizaine d'années. Il avait déjà connaissance du tremblement de terre, sans pour autant en avoir pris conscience. Tout ce qui lui était familier et chaleureux c’était tout d'un coup teinté de gris. Aujourd'hui, A. doit composer avec ce souvenir hérité. Il dit être face à une contradiction : ne pas oublier pour respecter le devoir de mémoire, et oublier pour pouvoir avancer.
Pour la génération d'A., le traumatisme du tremblement de terre s'ajoute aux souvenirs des années de guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan et de blocus – « les années sombres et froides ». Le début des années 1990 a été une période particulièrement difficile pour l’État arménien. Le froid, le manque d'eau et de lumière, les queues interminables pour la distribution de nourriture, constituent les premiers souvenirs de ces enfants nés après le séisme.
S. est né en 1991. Il a grandi dans un domik, dans lequel il vit jusqu'à maintenant. Malgré les mauvaises conditions et la misère environnante, il n'a jamais eu le sentiment que sa vie était différente de celle des autres. Même après que ses parents lui ont raconté le tremblement de terre, il n'en a pas une perception précise. Ce souvenir est composé d'images furtives, les aboiements des chiens, les pleurs de son grand frère qui avait trois mois au moment du séisme, l'urgence des mouvements. Ce n'est que récemment qu'il a pris conscience de l'ampleur de la catastrophe. S. a grandi dans un domik, mais il n'a jamais eu le sentiment d'être pauvre. Même s'il était censé être un logement temporaire, la famille a dès le début considéré le domik comme une maison normale. Au début de l'année 2018, le père de S. a entrepris d'importants travaux afin de transformer l'habitat temporaire en un logement en dur. Il a construit des murs en pierre recouvrant la taule. Aujourd'hui, ce « domik familial » ressemble à une petite maison de campagne.
Le 6 décembre 2018, la veille du jour de la commémoration, le célèbre groupe de rock arménien Bambir a donné un concert à l'occasion de la commémoration du trentenaire du tremblement de terre. La jeunesse de Gumri était au rendez-vous. L'heure n'était pas aux lamentations mais à la joie de vivre. « J'aimerais que la commémoration du tremblement de terre soit toujours ainsi », confie S., présent au concert.
R. est né en 1992. Il porte le nom de son oncle maternel, mort le 7 décembre 1988. Il a grandi dans un domik jusqu'à ce que ses parents achètent une maison en 2004. Du plus loin qu'il se souvienne, il a toujours été conscient du tremblement de terre qui avait touché sa ville natale. Sa grand-mère le lui avait tellement conté qu'il avait fini par avoir l'impression de l'avoir vécu lui-même. Il souhaitait apprendre, comprendre, et il posait beaucoup de questions. Dès l'âge de deux ans, il allait au cimetière avec sa grand-mère se recueillir sur la tombe de son oncle. Aujourd'hui, R. vit avec sa mère et sa petite sœur à Gumri. Depuis plus de dix ans, son père travaille une partie de l'année à Moscou, en Russie. Gumri est la ville d'Arménie qui connaît le plus fort taux de chômage ; beaucoup d'hommes sont contraints d'émigrer pour subvenir aux besoins de la famille. L'absence des hommes est un fléau qui concerne toute l'Arménie : certains villages sont presque exclusivement féminins une grande partie de l'année.
Le 6 décembre 2018, la veille du jour de la commémoration, le célèbre groupe de rock arménien Bambir a donné un concert à l'occasion de la commémoration du trentenaire du tremblement de terre. La jeunesse de Gumri était au rendez-vous. L'heure n'était pas aux lamentations mais à la joie de vivre. « J'aimerais que la commémoration du tremblement de terre soit toujours ainsi », confie S., présent au concert.
Pour cette génération née à une époque extrêmement rude pour l'Arménie – le tremblement de terre, la guerre du Haut-Karabagh, les années de blocus, la chute de l'URSS et l'indépendance à construire – tourner son regard vers l'avenir demande beaucoup d'efforts. Cependant, celle-ci montre une volonté de construire une nouvelle Arménie et de tourner la page du passé sombre. La révolution de velours du printemps dernier a été une belle démonstration de cette volonté de sortir de la torpeur.
Le 9 décembre 2018, les élections parlementaires ont affiché une participation importante de la population de la ville. Malgré le poids du passé, la jeunesse semble avoir retrouvé l'espoir d'un changement.