À l'occasion de l'ouverture du festival littéraire Francofest et du lancement du "Choix Goncourt de l'Arménie", sélection arménienne du plus prestigieux des prix littéraires français, l'écrivain Pascal Bruckner, membre de l'académie Goncourt, a tenu un discours politique très engagé en faveur de la cause arménienne.
Propos recueillis par Olivier Merlet
Pascal Bruckner, venu à Erevan pour le lancement officiel du "Choix Goncourt de l'Arménie", une sélection arménienne du plus prestigieux des prix littéraires français, a prononcé le 12 octobre un discours d'une dizaine de minutes sur un terrain où l'on ne l'attendait pas, bien loin de la littérature. Devant près de 200 personnes aux premiers rangs desquelles figuraient le vice-ministre des Affaires étrangères, Paruyr Hovhannisyan, l'ambassadeur de France, Olivier Decottignies, ainsi que plusieurs autres personnalités arméniennes et françaises, c'est au contraire de sa prise de position engagée et résolue en faveur de l'Arménie dont il a fait part. Nous la reproduisons sous ces lignes.
À l’issue de son intervention, interrogé par le Courrier d’Erevan sur l'origine d'un si vibrant attachement à la cause arménienne, Pascal Bruckner nous a confié qu’il lui était venu de ses conversations avec l’écrivain voyageur Sylvain Tesson et le philanthrope Hugues de Wavrin à l’automne 2022. Ces derniers rentraient alors d’Arménie et n’avaient pu se rendre à Stepanakert où ils devaient participer à un festival de cinéma francophone. Le récit très médiatisé de leur voyage et une lettre ouverte à Emmanuel Macron avaient même poussé le président français à affirmer sur les chaînes publiques de la télévision, son engagement personnel et celui de son pays aux cotés des Arméniens.
« En France, on a tous l’Arménie au cœur », assure Pascal Bruckner, « c’est un destin qui nous touche particulièrement ». Mais comme le déplore l’écrivain, « elle est aujourd’hui sur la corde raide. Je n’aime pas le régime iranien » ajoute-t-il, « mais j’ai un très grand respect pour la culture perse. Israël soutient l’Azerbaïdjan et s’il bombarde l’Iran, ça va devenir très compliqué... Pashinyan n’est pas aimé, les russes ont lâché l’Arménie et l’exemple de l’Ukraine doit lui faire peur. L’allié est à des milliers de kilomètres et l’ami est un faux ami »…
Discours de Pascal Bruckner au Francofest le 12 octobre :
« Bonjour chers amis, Merci d'être là si nombreux. C 'est pour moi un grand honneur de représenter l'académie Goncourt, et au-delà de l'Académie, la nation française tout entière puisque vous savez les liens qui unissent mon pays au vôtre, des liens historiques qui datent de plus d'un siècle, lorsque la marine française a sauvé 4000 Arméniens assiégés par les Ottomans et les a sauvés d'une mort certaine. Un petit mot en préambule : jamais, je n'ai été accueilli dans une cérémonie officielle par une haie d'honneur de dizaines de jeunes femmes en blanc, je dois dire que ça restera pour moi un des meilleurs souvenirs de l'Arménie.
Que signifie le prix le prix Goncourt arménien ? Car ce n'est pas la même chose que d'ouvrir le prix Goncourt franco-suisse, franco-allemand ou franco-danois en raison de la situation historique, en raison de ce qui s'est passé dans le Haut-Karabagh il y a quelques mois. La France se tient évidemment aux côtés des Arméniens dans le combat pour la survie qui est le leur.
Sur le plan littéraire, le prix Goncourt signifie l'élargissement d'une francophonie à des espaces linguistiques différents, avec la procédure vous la connaissez, on en reparlera tout à l'heure. Elle consistera pour les étudiants qui lisent les livres sélectionnés à se prononcer sur la deuxième liste du Goncourt, c'est à dire suivi sur huit romans qu'ils devront non seulement lire mais défendre, avec des arguments probants, pour, au mois de mars 2025, donner leur choix. Il peut arriver - il arrive très souvent -, que les choix des Goncourt étrangers soient très différents du jury français qui se réunit chez Drouant, le restaurant de la place Gaillon à Paris. Justement, c'est tout l'intérêt de ce travail que de révéler des sensibilités différentes.
Je voudrais remercier l'ambassade de France, Monsieur l'Ambassadeur et son épouse, l'Institut français, les universités arméniennes, les professeurs et les 31 candidats et candidates, majoritairement des femmes, qui vont lire ces ouvrages dont la langue est parfois très difficile à comprendre, même pour des lecteurs français, puisque ce sont des ouvrages très littéraires. Au-delà du au-delà de la cérémonie littéraire que nous ouvrons ici aujourd'hui au festival Francofest, notre présence ici revêt évidemment un sens politique, je ne vais pas vous le cacher.
Il y a presque deux ans Youri Djorkaeff, Sylvain Tesson, Olivier Weber, Hugues de Wavrin et moi-même sommes allés voir le président Macron. C'était au moment où le Haut-Kharabagh - où l'Artsakh - a été soumis à blocus, nous lui avons demandé d'agir en faveur des Arméniens encerclés et affamés par l'armée d'Azerbaïdjan. Nous avons eu une très longue conversation avec le président de la République qui nous a promis de venir en Arménie. Donc Je pense donc qu'il viendra prochainement vous rendre visite.
Nous avons fait avec lui le tour de tous les problèmes qui se posent dans la relation entre l'Arménie et ses ennemis ou ses voisins. Malheureusement, pour vous, les deux termes sont souvent synonymes puisqu'au fond vous êtes un petit royaume chrétien démocratique entouré de régimes qui sont plutôt fondés sur la force, pour utiliser un euphémisme. Tout le génie de la survie arménienne, c'est justement de négocier entre ces régimes difficiles pour ne pas périr.
Le président Macron nous avait dit à l'époque : « la France est dans une extrême solitude en Europe, nous sommes le seul pays qui soutenons l'Arménie alors que la Commission européenne et les 27 nations qui composent notre continent ne connaissent pas l'Arménie ou sont dans une relative indifférence vis-à-vis de ce pays ». Pire encore, ils sont dans une extrême complicité avec l'Azerbaïdjan avec lequel, vous le savez, un contrat gazier et pétrolier avait été signé par Ursula von der Leyen, il y a un an ou deux. La question arménienne pose le problème du conflit des intérêts : voulons nous avoir du gaz russe à bon marché qui a transité à travers l'Azerbaïdjan, ou voulons nous soutenir la seule nation démocratique du Caucase du Sud qui a envie, qui manifeste tous les jours son envie de rejoindre l'Europe ? Même votre voisin géorgien, vous le savez, est en pleine hésitation et les élections prochaines nous dirons si la Géorgie veut rester dans le giron ex-soviétique ou veut au contraire rejoindre le concert des nations libres.
Notre entrevue avec Emmanuel. Macron s'était terminé sur une expectative et sur une interrogation qui ne nous avait pas complètement satisfait. Mais au mois de février de cette année, je suis parti avec 40 parlementaires français, des journalistes et des intellectuels pour accompagner Sébastien Lecornu, le ministre français de la Défense, venu livrer les premières armes promises par la France à l'Arménie. Nous sommes partis dans un avion militaire, nous avons assisté, près d'Erevan, à des exercices militaires conjoints entre instructeurs français et soldats Arméniens, et depuis, c'est une assurance de notre ambassadeur, la livraison des armes continue. J'espère que la France livrera à l'Arménie toutes les armes défensives dont elle a besoin pour repousser la gourmandise de son grand voisin azéri, et notamment des canons Caesar.
Notre mission est évidemment culturelle - nous représentons la littérature française - mais elle est aussi politique, elle est aussi philosophique, elle est aussi symbolique. Nous sommes là pour aider l'Arménie à ne pas disparaître une seconde fois entre les mains de ses anciens bourreaux. Je crois que sur ce plan vous pouvez être assuré de la solidarité entière des Français dans leur ensemble à l'égard de votre nation et de votre culture. Vous ne le savez peut-être pas, mais la cause arménienne - il y a en France 600 000 personnes d'origine arménienne, ce qui en fait d'ailleurs une des plus fortes communautés dans le monde -, en France, la cause arménienne est trans partisane.
De l'extrême gauche à l'extrême droite, tout le monde sympathise avec le sort de ce peuple qui a été soumis à un génocide non reconnu par le pouvoir turc qui parle au contraire des restes de l'épée, c'est à dire qu'Erdogan ne se cache même pas de sa volonté de terminer le travail entrepris entre 1897 et 1923. Là-dessus, évidemment, il faut saluer le courage des intellectuels et des historiens turcs qui, contre le pouvoir d'Ankara, reconnaissent et documentent les crimes atroces commis par les troupes ottomanes et ensuite les troupes kémalistes, contre les Arméniens de Turquie, mais également contre les Grecs de Smyrne, les Assyros-Chaldéens et toutes les minorités chrétiennes de l'Ancien Empire ottoman.
Tous les français portent l'Arménie au cœur. Alors évidemment, je ne peux pas ne pas citer Aznavour ainsi qu'Henri Verneuil : la diaspora franco-arménienne porte un nombre de talents extraordinaire. Sur ce plan-là, je pense que la coopération ne fera que se renforcer. En tous cas, je suis heureux que la France se tienne à votre côté et espère, pour ma part, que les élections américaines à venir porteront au pouvoir le camp qui ne sympathise pas avec Aliyev, c'est à dire plutôt le camp démocrate. Donald Trump n'a pas beaucoup d'intérêt pour les petites nations, même les moyennes, il aime, par une sorte de narcissisme de brute, les autres brutes de son acabit. Monsieur Aliyev, comme Monsieur Poutine et comme sans doute Monsieur Erdogan lui sont très sympathiques. Ce sont des événements qui ne dépendent pas de nous mais pour le bien-être de l'Europe et pour le bien-être de l'Arménie, je ne souhaite pas que Donald Trump soit réélu président des États-Unis car alors les choses deviendront encore plus compliquées.
Je ne veux pas accaparer plus longtemps votre attention et en tous les cas, je déclare le Goncourt arménien ouvert et longue vie à l'Arménie, à la France et à l'Europe civilisationnelle ».