Les 28 et 29 octobre 2024, Erevan a accueilli une réunion internationale sur la protection et la restauration du patrimoine culturel grâce aux technologies nouvelles et émergentes, organisée par l'UNESCO. À l'occasion des 70 ans de la Convention de La Haye, un traité international crucial pour la protection des biens culturels en période de conflit armé, l’Institut des manuscrits anciens de Matenadaran et le Centre des technologies créatives TUMO ont rassemblé des experts de divers domaines et pays. Ces spécialistes ont partagé leurs projets respectifs et discuté de leurs visions sur l'utilisation des nouvelles technologies pour préserver le patrimoine culturel dans le contexte des conflits armés.
Par Layla Khamlichi - Riou
Au cours de la conférence, les représentants arméniens de l'UNESCO ont ouvert la première session plénière, axée sur l'importance de la Convention de La Haye pour la sauvegarde du patrimoine culturel. Plusieurs experts ont abordé les défis contemporains liés à la protection des sites historiques, soulignant la nécessité d'une collaboration internationale pour relever les enjeux de conservation.
Durant cette session, Krista Pikkat, directrice de l'entité « Culture et urgences » de l'UNESCO, a déclaré l’intérêt que porte l’organisation internationale sur les enjeux du patrimoine matériel et immatériel du Haut-Karabagh, déclarant : « La région du Haut-Karabakh est au centre de l’attention de l’UNESCO depuis de nombreuses années déjà. Nous avons reçu des rapports de toutes les parties concernées sur la destruction présumée de différents types de biens culturels d’origines diverses. C’est pourquoi l’UNESCO suit la situation avec inquiétude », ajoutant : « Nous aimerions proposer aux autorités arméniennes de commencer par ce que nous appelons un inventaire communautaire de ce patrimoine culturel immatériel, des pratiques de ces communautés. Il est très important pour nous que les communautés discutent des pratiques, des traditions et des coutumes qu’elles doivent préserver et qu’elles en soient plus conscientes et, si nécessaire, si certaines traditions sont sur le point de disparaître, qu’elles recherchent des mesures pour les maintenir en vie. L’UNESCO est donc très désireuse de travailler avec ces communautés et ces autorités pour leur apporter tout le soutien possible dans le cadre de nos instruments normatifs dans le domaine de la culture ».
La conférence était composée de deux panels: le premier a exploré l'impact des nouvelles technologies sur la cartographie et la protection du patrimoine culturel, y compris en Arménie. Des initiatives ont été présentées pour préserver les sites historiques, et le patrimoine a été mis en avant comme un vecteur de paix, notamment dans des zones de conflit. L'utilisation d'outils numériques aide à sensibiliser les communautés locales à la préservation du patrimoine. Des images satellites et de la modélisation 3D permettent de suivre les dommages sur les sites menacés, facilitant ainsi des interventions rapides. Un projet de numérisation de 230 sites vise à créer une plateforme interactive pour engager le public. Enfin, l'intelligence artificielle est essentielle pour améliorer la précision des données et la transparence dans la documentation du patrimoine.
Le second panel s'est concentré sur les avancées numériques et l'intelligence artificielle dans la conservation du patrimoine. Il a été souligné que la mémoire collective est essentielle pour reconstruire des espaces détruits, en utilisant des films, des images satellites et la 3D pour recréer des sites perdus, ce qui est particulièrement important pour le bien-être des réfugiés. La numérisation des archives africaines a été mise en avant comme un moyen de redécouvrir et de protéger des cultures locales souvent menacées d'oubli, notamment en raison de l'héritage colonial. Des outils comme le LiDAR et la réalité immersive permettent de documenter des sites menacés, tout en facilitant une meilleure compréhension des défis actuels. La numérisation joue également un rôle clé dans la promotion des valeurs européennes pour une conservation durable et inclusive. Des plateformes d'accès public à des sites numérisés ont été présentées, ainsi que l'utilisation de la réalité augmentée et de l'imagerie satellite pour évaluer et préserver des sites détruits, démontrant comment ces technologies rendent le patrimoine accessible et contribuent à la préservation de la mémoire collective.
Deux experts donnent leurs point de vue
Au cours de ce grand évènement, nous avons eu la chance d’interroger deux intervenants : Ammar Azzouz, chercheur à l’École de géographie et d'environnement de l’Université d'Oxford, et Bastien Varoutsikos, directeur de la stratégie de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (ALIPH).
Ammar Azzouz a été questionné sur son travail et sur l’utilisation de la citation de Lyse Doucet qu’il utilise (« les civils ne sont pas proches de la ligne de front, ils sont la ligne de front »), et a expliqué que « en réalité, si l'on regarde ce qui se passe dans n'importe quelle situation de guerre, on voit que des centaines de milliers, voire des millions de civils sont touchés ». Il rappelle que la guerre détruit non seulement les vies, mais aussi les lieux de vie eux-mêmes, ce qu’il appelle « l'architecture du quotidien », souvent ciblée et anéantie.
En ce sens, les personnes déplacées ou réfugiées n’ont souvent aucun endroit où revenir et n'ont parfois même pas le droit de revenir « même aux ruines de leurs maisons ». Cette perte va au-delà des simples bâtiments, touchant profondément le sentiment d'appartenance et l’identité culturelle. Azzouz souligne qu’« il n’y a aucun moyen de revenir » pour ces populations, car même les vestiges de leur passé leur sont inaccessibles.
Le chercheur aspire à une reconstruction respectueuse de ces pertes humaines et culturelles et critique les projets de reconstruction dictés par des grandes organisations et des donateurs, qui adoptent souvent des approches « top-down ». Pour lui, le processus de reconstruction doit être sensible « à la dignité des personnes qui ont tant perdu pendant la guerre » et leur redonner un sentiment de contrôle sur la renaissance de leurs villes et de leurs foyers, sans « être dicté par ceux qui détiennent l’argent et le pouvoir politique ».
Dans son intervention, Bastien Varoutsikos, directeur de la stratégie chez ALIPH, décrit les défis uniques que rencontre cette organisation dans la protection du patrimoine en zones de conflit. ALIPH opère dans des environnements « aux conditions de mise en œuvre complexes » en raison des menaces à la sécurité, de difficultés logistiques et de contraintes financières. Varoutsikos explique : « Comment s’assurer que les opérateurs travaillent dans des conditions de sécurité suffisantes ? » et mentionne les obstacles comme les routes fermées, les difficultés d’accès aux visas, et les circuits financiers réglementés nécessaires pour les transferts de fonds.»
En ce qui concerne les technologies comme la modélisation 3D, Varoutsikos voit en elles un outil puissant pour sensibiliser le public et les gouvernements aux risques encourus par le patrimoine. La modélisation, combinée à la réalité virtuelle ou augmentée, permet de créer « une nouvelle expérience du site » pour les personnes qui ne peuvent pas se rendre sur place, et de « mieux transmettre un message » de sensibilisation. En matière de collecte de données post-crise, les images satellites et l’intelligence artificielle jouent aussi un rôle central pour « mieux comprendre ce qui se passe sur le terrain » et pour informer la stratégie d’ALIPH.
Enfin, Varoutsikos aborde la dimension universelle de la préservation culturelle. Selon lui, le patrimoine culturel est essentiel pour l'avenir de la communauté mondiale, car il sert de base pour des dialogues interculturels : « La culture devient un vecteur de discussions entre les communautés, de dialogues entre les différents groupes, les différentes religions. » ALIPH place la culture au centre de la construction de la paix, cherchant à « rassembler des gens autour de questions à la fois technologiques et philosophiques » pour encourager une meilleure compréhension mutuelle et une vision partagée de l’héritage humain.