Préserver les partenariats pour la langue française en Arménie

Arménie francophone
30.04.2024

Emmanuel Samson, le responsable du Centre régional francophone pour l’Europe centrale et orientale (CREFECO) s'est récemment rendu en Arménie pour rencontrer les autorités chargées de de l'enseignement du français et les acteurs de sa promotion. Il nous fait part de ses impressions.

Propos recueillis par Olivier Merlet

 

Au sommet de Djerba en 2022, les 88 États membres de l'Organisation Internationale de la Francophonie (l'OIF) se sont engagés autour de la déclaration sur la langue française, dans sa diversité. Ils ont réaffirmé leur engagement pour la présence du français et son soutien dans différents domaines, que ce soit dans les relations internationales, dans l'enseignement bien sûr, mais aussi dans les médias et dans l'expression numérique. Les États où le français est langue étrangère se sont eux engagés à garantir les conditions propices à tous les niveaux de l'enseignement de français dans leur pays, de l'école à l'université.

Le (CREFECO) est un dispositif de l’Organisation internationale de la Francophonie agissant aux côtés des ministères chargés de l’éducation et des intervenants de l’enseignement du français. Son directeur, Emmanuel Samson, était en Arménie tout dernièrement, pour une visite de travail au cours de laquelle il a justement pu rencontrer et s'entretenir avec ces acteurs du français et de la francophonie.

Pourriez-vous tout d'abord définir le rôle du CREFECO au sein de l'Organisation Internationale de la Francophonie et dans sa région de l'Europe Centrale et Orientale ?

L'OIF, a une représentation régionale à Bucarest, politique, qui porte des programmes comme la formation des diplomates. Nous, les centres régionaux francophones, sommes des structures créées pour les États où le français est une langue étrangère afin de soutenir les systèmes éducatifs dans l'enseignement du français. Le premier a été créée en Asie, au Vietnam en 1993, celui d'Europe Centrale et Orientale à Sofia en Bulgarie, en 2005.

Nous intervenons dans trois domaines. Notre cœur d'activité concerne la formation des enseignants dans le but de maintenir le niveau de qualité qui caractérise l'enseignement du français dans ces régions-là, l'enjeu étant que les États puissent continuer à former des locuteurs francophones de bon niveau qui puissent continuer à échanger avec le reste de l'espace francophone.

En quoi consiste justement votre mission auprès de l'Arménie ? Intervenez-vous sur l'élaboration des programmes, sur la conception des manuels ?

Nous ne faisons pas les programmes, nous mettons en place des expertises et contractons des professionnels chargés d'aider les concepteurs, sur place, qui vont élaborer ces programmes qui seront revus régulièrement.

Nous intervenons aussi sur les ressources pédagogiques, notamment en aidant les États à concevoir des manuels adaptés au pays. C'est aussi ce dont nous avons discuté avec Madame Zhanna Andreasyan, la ministre de l’Éducation, de la Science, de la Culture et du Sport : la contextualisation des ressources et faire en sorte que les Arméniens puissent disposer de leurs propres manuels.

L'Arménie bénéficie d'un dispositif assez particulier, celui des classes en français renforcé, qui lui permet de dire « nous sommes vraiment un pays qui forme des élèves qui parlent français ». Sans lui, la francophonie scolaire ici serait beaucoup plus discrète. Nous travaillons sur ce domaine depuis à peu près 10 ans, des équipes sont en place dont Suzanne Gharamyan, la directrice de l'Alliance française, fait partie. Ce sont des concepteurs qui ont bénéficié depuis longtemps de nombreuses formations et avec lesquels nous mettons en place une expertise, en collaboration avec des spécialistes extérieurs, de France ou d'ailleurs, pour les aider, aux tâches curriculaires, par exemple, qui demeurent un travail assez technique.

Le ministère arménien de l'éducation a mis en place de nouveaux standards, toutes les matières sont concernées, et nous devons y adapter les méthodes d'enseignement de français. Aujourd'hui, l'Arménie est face à une urgence, si je comprends bien : les élèves qui qui apprennent le français vont se retrouver sans manuel à la rentrée prochaine. Le ministère a lancé plusieurs appels d'offre mais sans réponse satisfaisante.  Un nouvel appel d’offre sera lancé ultérieurement.

C'est cela aussi l'enjeu : même s'il y a une quantité de professeurs qui sont maintenant assez bien formés, il faut que la qualité des supports suive aussi. Le manuel actuel correspond à la traduction d'un manuel de français russe, très obsolète, d'assez mauvaise qualité, et pas attractif du tout qui ne donne pas une image extraordinaire de la langue française.

L'OIF a lancé via son "Observatoire de la langue française" basé au Québec, un mécanisme de suivi des pays à qui l'on décerne des points d'encouragement, mais aussi des points de vigilance, pour ne pas dire des points négatifs. Pour la région qui nous intéresse, l'Arménie, la Bulgarie et l'Albanie, l'Arménie, grâce, justement, à ce dispositif de français renforcé qui a aussi permis l'augmentation du  nombre d'élèves concernés - aujourd'hui c'est 18 établissements – a été encouragée à poursuivre ses efforts dans la formation, mais à être vigilante, toutefois, sur la situation de certains enseignants qui sont en "insécurité", comme l'on dit dans notre jargon, insécurité pédagogique et linguistique, c'est à dire d'un niveau français qui est moyen. La coopération française lance cette année un gros programme de formation pour les professeurs de français. Nous, nous allons nous concentrer sur l'aspect manuels, ressources, pour répondre à la deuxième recommandation de l'observatoire qui est d'améliorer l'attractivité de l'enseignement, notamment par le numérique.

Pour en revenir aux manuels, nous sommes en avril, la rentrée est en septembre… Comment ça va se passer ?

Le CREFECO s’est engagé à soutenir la conception du matériel pédagogique pour 4 classes de l’enseignement général : 3ème, 7ème, 8ème et 10ème , pour dépanner la situation à la rentrée 2024-2025. Pour la suite, je ne peux pas répondre pour le ministère, nous avons tout juste commencé à discuter. Pour construire un manuel de A à Z, il faut deux ans, juste pour sa conception. La solution vers laquelle on se dirige, peut-être, c'est l'adaptation d'un manuel existant pour l'Arménie, en le contextualisant et en modifiant ce qu'il faut modifier.

C'est donc l'objet principal de votre déplacement en Arménie.  Il y a aussi l'organisation d'un camp d'été francophone, je crois.

Une initiative sympathique, en effet, une proposition de notre collègue du ministère de l'Éducation, notre réfèrent en Arménie. C'est un peu une tradition d'organiser ou de soutenir des événements extra-scolaires pour les apprenants, pour les élèves de différents pays que l'on essaye de réunir. Il y a eu le Covid et d'autres évènements, beaucoup de choses en ligne mais pas de rencontre physique depuis longtemps. Cette fois, on organise une activité d'été, "Innovons ensemble", avec la fondation Tumo, un mélange de formation aux métiers digitaux, d'activités culturelles et sportives auxquelles seront invités à participer des lycéens de dix pays, avec leurs professeurs accompagnateurs.

C'est le français de l'innovation mais aussi le français, langue du "Vivre ensemble", pour apprendre à se connaître, entre pays d'une région confrontée à des difficultés, parfois même en conflit, où les façons de voir le monde ne sont pas forcément les mêmes. C'est aussi cela le rôle du français : promouvoir la paix, la discussion et le dialogue entre jeunes. L'évènement réunira 30 personnes au minimum, à Dilijan, du 20 au 26 août.

Le resserrement des liens entre la France et l'Arménie auquel on assiste depuis plusieurs mois, au moins depuis la perte du Kharabagh en septembre, favorise-t-il l'enseignement du français en Arménie, la place de la Francophonie et l'émergence de nouveaux projets ?

La Francophonie c'est aussi une maison africaine, pas seulement, mais majoritairement africaine. Par rapport à des pays de Francophonie que j'appellerai - ce n'est pas un terme officiel - "naturelle", où le français est la langue officielle, la présence d'États comme l'Arménie, la Roumanie ou la Bulgarie dans l'OIF pose des questions.

L'Arménie a organisé le sommet d'Erevan en 2018 qui lui a permis de s'affirmer dans cet espace francophone mais reste encore l'inconnu pour un Malgache, un Mauritanien ou un Marocain, c'est un peu lointain, un petit pays aussi. Notre secrétaire générale qui est rwandaise, a une connaissance de la région moins pointue que de l'Afrique, bien sûr. Mais elle est venue à plusieurs reprises, il y a eu l'action du regretté Christian Ter- Stepanian qui a vraiment porté beaucoup de choses, le Premier ministre arménien lui-même est aussi très proactif dans les instances de la Francophonie.

L'Arménie est restée présidente du Sommet de la Francophonie pendant quatre ans et donc on a beaucoup parlé de Arménie au sein des instances de l'OIF ces dernières années. Maintenant, elle vient d'obtenir les Jeux de la Francophonie 2027 qui seront un super événement dans lequel le CREFECO n'est pas directement impliqué mais sur lequel on va essayer de capitaliser, ce n'est pas seulement du sport, c'est de la culture aussi.

Cela va être extraordinaire de mettre encore le projecteur sur l'Arménie. Encore une fois, il y a de la géopolitique au sein de l'OIF, c'est la deuxième plus grande organisation internationale après les Nations-Unies, les pays n'ont pas la même vision sur ce qui se passe et donc venir en Arménie, c'est important pour eux et pour l'Arménie, c'est important d'avoir cette présence, cette aura, au sein de l'OIF, par-delà la France.

C'est l'une des principales chances, l'un des principaux enjeux, pas seulement pour l'Arménie mais pour les pays de la région d'avoir un rapport décentré avec la langue française, pas seulement calé sur les relations bilatérales avec la France. Le lien entre l'Arménie et la France est très fort, c'est évident et c'est bien, mais la diaspora Arménienne est présente dans le monde entier. Tous les pays n'ont pas encore compris l'intérêt et l'atout de cette plate-forme de collaboration qu'est l'OIF, celui de l'interactivité entre ses membres.

Quelle est la différence entre les pays qui l'ont compris et ceux qui ne le comprennent pas ? Que veut dire un pays qui comprend l'intérêt de la plate-forme et un autre qui ne le comprend pas ?

Si l’on parle de la Roumanie qui se dit être le phare de la francophonie dans la région, ça veut dire, par exemple, qu'ils ont créé la maison de la Francophonie qui est un peu sur le modèle de la Cité universitaire internationale de Paris, ils accueillent des étudiants francophones du monde entier, le programme Eugène Ionesco à Bucarest offre des bourses doctorales qui font venir des doctorants du monde entier qui travaillent sur les sciences dures et sur tous les types de sciences là, ils viennent de doubler ce programme-là. Il s'agit d'une stratégie d'accueil d'étudiants et d'experts étrangers dans un pays à l'économie assez fragile, en difficulté démographique avec une croissance négative.

L'Arménie embraye sur ce même chemin ?

Je manque d'information pour pouvoir l'affirmer, mais je peux dire que pour les pays de la région Europe centrale et orientale, c'est crucial pour faire tourner leur économie. On ne parle pas de main d'œuvre non qualifiée mais de cerveaux et d'ingénieurs, c'est extrêmement important. L'enjeu est fort et la francophonie apporte des réponses en ce sens. L'OIF organise par exemple des missions économiques et commerciales pour mettre en contact les entrepreneurs de tous l'espaces francophone. Ça marche !

Il faut faire preuve de vision, il faut que les acteurs et les décideurs de ces pays-là réalisent cet intérêt et adoptent une vision multilatérale et multipolaire. Je pense que c'est capital.

C'est ce que l'Arménie semble effectivement vouloir faire en ce moment.

La France vient de lancer ici une grosse machine francophone, l'Institut français, qui a trait non seulement à son rayonnement culturel mais qui, notamment pour se subventionner, en partie tout au moins, entend chapeauter tout ce qui concerne l'enseignement de la langue française en Arménie. Quel peut-être la place, dans ces conditions, des petites structures ou de taille plus modeste qui pendant 30 ans, depuis l'indépendance du pays, ont défendu corps et âme le français en participant notablement à son succès et à la place de la France en Arménie. Comment doivent-elles envisager leur avenir ?

C'est une question délicate. J'ai longtemps exercé pour le réseau culturel, pour le ministère des Affaires étrangères, en Alliance Française et en Institut français, je connais très bien ce monde mais encore une fois, je n'ai pas ces fonctions et je ne représente pas la France. Il y a normalement une charte de collaboration Alliance et Institut français, qui a été resignée récemment d'ailleurs, où ils s'entendent sur ce type de questions. En tout cas pour l'OIF, nous travaillons avec la coopération française. C'est toujours bien qu'il y ait une offre culturelle en plus, une présence française accrue, avec un lieu de diffusion, c'est très positif.

Il y a souvent eu des frictions entre les alliances et les instituts français. Du fait de leur appartenance à la société civile, parce qu'elles sont non gouvernementales, les alliances peuvent se permettre de faire des choses que n'admettent pas toujours les ambassades ou les diplomates. Dans certains pays, ce n'est pas le cas en Arménie mais en Afrique par exemple, où les relations entre la France et les pays sont très compliqués, où il y a même un rejet, une Alliance peut faire toute la différence, justement parce qu'elle est animée par des gens du pays.

Après, si je reviens sur notre coopération avec l'Arménie, nous travaillons avec les autorités éducatives, les autorités nationales, au service des États, mais aussi en appui à la société civile, et l'Alliance française, c'est la société civile. C'est une association arménienne, d'abord, et soutenue par la France, bien sûr. Les Alliances françaises constituent la plus grande ONG culturelle au monde. C'est d'abord le monde associatif local d'un pays, d'une communauté de francophones ou francophiles qui, avec ou sans le soutien de la France, se rassemblent, s'unissent pour créer une structure qui s'appelle "Alliance française". C'est unique. Je ne sais pas si d'autres pays ont ce type de structures, elles sont plutôt gouvernementales. La Chine développe les Instituts Confucius, Cervantes pour l'Espagne, Goethe Institut pour l'Allemagne, mais cette structure d'ONG des Alliances, au fonctionnement associatif qui est le reflet d'un engagement et d'un lien fort avec la langue et la culture, ça c'est unique.

Comment peut-on alors, assurer la pérennité de cette structure ? L'OIF peut prendre en charge ce tissu associatif et éducatif ?

Les Alliances françaises sont souvent nos partenaires locaux mais après, nous avons une politique active de soutien aux associations des enseignants de français, notamment la Fédération internationale des professeurs de Français, basée à Paris, qui organise des congrès, qui fédère toutes ces associations, qui les aide aussi à se structurer. On les aide aussi au niveau local, sur le terrain, pour des projets de formation, d'activités extrascolaires ou autres. Ce sont des acteurs principaux qu'il faut effectivement soutenir, parce que ce sont des bénévoles, ils ont besoin aussi de soutien financier mais pas seulement.

Nous, nous continuons de travailler avec l'Alliance française pour tous les projets dont j'ai parlé, que ce soit les camps d'été ou les formations, on a besoin d'aide sur place. Le CREFECO est une plateforme, mais une toute petite structure qui a besoin de partenaires pour déployer tout ce qu'on déploie ici en Arménie. Nous le faisons donc au travers de nos partenariats avec l'Alliance française, avec l'Association arménienne des Enseignants de français. Sans eux, ici, on ne pourrait rien faire et puis ce sont eux les acteurs de terrain, ceux qui connaissent le pays, les réseaux, les professeurs, les élèves. Tout ce que l'on fait ici, on le fait en particulier avec l'Alliance, nous allons préserver ce partenariat, c'est très important.